if

 

Si tu peux rester calme au milieu d’une foule

Qui cède à la panique et qui s’en prend à toi,

Ou garder ta confiance entouré par le doute

Sans dénier à chacun le plein droit de douter ;

 

Si tu peux patienter sans te lasser d’attendre,

Être calomnié sans user de mensonges,

Ou bien être haï sans éprouver de haine,

Et pourtant ne sembler ni trop bon ni trop sage ;

 

Si tu peux rêver sans être esclave du rêve,

Penser sans te fonder sur la seule raison ;

Si tu peux rencontrer le triomphe et l’échec

Et demeurer le même devant ces faux-semblants ;

 

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles

Bassement déformées pour abuser des sots,

Ou voir ton œuvre anéantie, courber l’échine,

Reprendre tes outils, te mettre à reconstruire ;

 

Si tu peux rassembler ce qui fait ta fortune

Et tout risquer sur un unique coup de dé,

Perdre le tout, et recommencer de zéro

Sans jamais dire un mot sur cette catastrophe ;

 

Si tu peux obliger ton courage et ton cœur

À mener ton dessein au-delà de tes forces,

Et à continuer, quand bien même il ne reste

Plus que ta volonté pour crier « Tenez bon ! » ;

 

Si tu peux chérir sans esprit de possession,

Désirer en accord avec les lois du temps,

Aimer sans jalouser, et faire le bonheur

Sans chercher en retour à être aimé toi-même ;

 

Si tu peux voir le peuple et garder ta vertu

Ou côtoyer les rois en sachant rester simple ;

S’il n’est pas d’ennemi ni d’ami pour t’atteindre ;

Si tout homme est égal en valeur à tes yeux ;

 

Si tu sais occuper la minute qui passe

De soixante secondes de bel et bon ouvrage ;

Alors… le monde et ses trésors t’appartiendront,

Mais l’essentiel — tu seras un Homme, mon fils !

 

 

Écrit en 1895, publié en 1910 dans Rewards and Fairies, ce poème stoïque était adressé au fils du poète. Rudyard Kipling avait été inspiré par Leander Starr Jameson, un nationaliste anglais d’Afrique du Sud qui avait tenté un coup d’état contre les Boers, et qui contribua à déclencher la Guerre des Boers.

Plus édifiant que réellement poétique, "if" existe en français dans quelques traductions. Celle d'André Maurois est belle et assez peu fidèle, d'autres sont plus fidèles, et plus rebutantes. La proposition ci-dessus, longuement mûrie, est fidèle au texte, en alexandrins libres et fluides.

Le septième couplet est un ajout personnel.

Pour la curiosité, voici la traduction de Maurois, mise en musique par la suite par Bernard Lavilliers.