Six Personnages en quête d’auteur

 

Un Metteur en scène est en train de faire répéter dans un théâtre vide une vague pièce de boulevard, quand arrivent six inconnus, qui prétendent être les personnages d’un drame familial. Il y a là le Père, la Mère, la Belle-fille, le Fils, et les deux enfants. Seulement, leur auteur les a abandonnés, et ils en sont réduits à chercher un autre auteur pour que leur histoire prenne vie. Le Metteur en scène ne les croit guère, mais s’intéresse à leur histoire. Il y a surtout le passage croustillant où le Père est surpris dans un minable bordel avec la Belle-fille, les deux s’étant perdus de vue depuis longtemps. Et, scène après scène, le Metteur en scène cherche à faire jouer par ses comédiens les moments déjà esquissés par les Personnages, qui s’indignent du traitement théâtral de leur histoire vraie. Les comédiens s’offusquent de se voir critiqués. On découvre en même temps, et petit à petit, les derniers épisodes du drame familial. La petite fille en meurt et le garçon se suicide. Le Metteur en scène et les comédiens sont épouvantés quand ils découvrent que les enfants sont réellement morts. Mais, dans la panique, les Personnages ont disparu. La répétition est reportée au lendemain. « Une journée de perdue », bougonne le Metteur en scène.

 

 
En 1921, Pirandello fait jouer à Milan sa première grande pièce, Sei personaggi in cerca d'autore, qui ne ressemble à rien de connu. Le théâtre est mis en abyme, la "représentation" est mise à nue. Les "personnages" sont-ils eux-mêmes, ou est-ce qu'ils "jouent vrai" ? Où est la vérité ? La "représentation" peut-elle magnifier le réel ? La pièce se regarde comme une comédie, jusqu'à l'issue tragique. Les genres sont brouillés. Certains metteurs en scène apportent des réponses dans leurs choix de mise en scène, mais le texte reste ambigu.
La traduction de de Benjamin Crémieux datant de 1923 a vieilli, et elle pêche par deux travers : d'abord, Crémieux a souvent adouci le langage cru, incisif, de Pirandello en italien. D'autre part, il a fait quelques changements sur la demande de Pitoëff, le metteur en scène.
Cette nouvelle traduction se veut donc plus fidèle et plus actuelle.

 

 

La Belle-Fille (au Père) – Faites votre entrée ! Pas besoin de faire le tour, venez ! On va dire que vous êtes déjà entré ! Tenez, vous êtes là, et moi ici, modeste, la tête baissée… Parlez ! Dites-moi, comme une personne qui arrive… « Bonjour Mademoiselle »…

Metteur en scène Dites-donc ! C’est vous qui dirigez la scène, ou moi ? (au Père) Bon, allez-y, remontez au fond, et entrez par la porte…

Le Père obéit. Il est pâle, mais timide, vivant son rôle. Il entre dans le petit salon.

Metteur en sc. (bas, au Souffleur) – Vous notez ! Vous notez tout ce que vous pouvez…

Le Père  Bonjour mademoiselle…

La Belle-Fille (en cachant son dégoût) – Bonjour…

Le Père (constatant qu’elle est toute jeune) – Ah mais dites-moi, ce n’est pas la première fois que vous venez ici, n’est-ce pas ?

La Belle-Fille  Non, monsieur.

Le Père – Vous êtes déjà venue une autre fois ? (elle hoche la tête) Plusieurs fois ? (elle ne répond pas) Eh bien, vous ne devriez pas être comme cela... Vous permettez que je vous enlève votre châle ?

La Belle-Fille (vivement) – Non monsieur, je vais l’enlever moi-même. (elle le tire sèchement de ses épaules)

La Mère  Oh mon Dieu mon Dieu…

Le Père (galant) – Tenez, je vais le mettre au porte-manteau… mais vous avez de charmantes épaules… Voudriez-vous que nous choisissions une robe tout à l’heure, dans les modèles de Madame ? Non ? Une veste ?

Francesca  Eh là, mais il y a des vêtements à nous !...

Metteur en sc.  La ferme, bon sang !... Suivez la scène ! Enchaînez, Mademoiselle !

La Belle-Fille  Non, merci, monsieur.

Le Père  Eh, ne dites pas non… vous devez accepter… ou je me fâche. Il y a de jolis modèles, regardez. Et Madame sera contente. Elle ne les expose pas pour rien, n’est-ce pas ?

La Belle-Fille  Merci, monsieur, mais je ne pourrais pas… porter…

Le Père  Ah, vous avez peur de ce que l’on penserait chez vous ? Ne vous inquiétez pas, je vais vous dire ce que vous devez raconter à la maison…

La Belle-Fille  Non, ce n’est pas ça, monsieur, mais je ne peux pas m’habiller… je suis en deuil, monsieur. (elle montre sa robe noire) Vous auriez pu vous en rendre compte.

Le Père  En deuil, oui… croyez-moi, je suis bien navré.

La Belle-Fille  Assez, monsieur, c’est à moi de vous remercier, pas à vous de vous désoler. Ne faites pas attention. Oublions cette robe…

Metteur en sc. (précipitamment, au Souffleur) – Attendez, n’écrivez pas cette dernière réplique… sautez ! (à la Belle-Fille) Très bien. (au Père) Enchaînez. (au comédiens) pas mal, ce début, non ?...

La Belle-Fille  Mais c’est maintenant le plus beau ! Pourquoi nous interrompre ?

Metteur en sc.  Un instant, juste un instant. (aux comédiens) Bien sûr, il faudra y mettre un peu plus de couleur…

Vittorio  Oui, c’est un peu gauche.

Violetta  Sans problème. Voulez-vous que nous fassions l’essai tout de suite ?

Vittorio  Mais si vous voulez… Je me place pour mon entrée.

Metteur en sc.  Bon écoutez, vous sortez de la scène avec Madame Pace… cette scène-là, je l’écrirai moi-même.

Violetta  Je remets cette écharpe. Elle fera un aussi bon châle !

Metteur en sc.  Oui, très bien. Placez-vous, baissez la tête…

La Belle-Fille (amusée) – Elle n’est pas habillée en noir.

Violetta  Je serai habillée en noir, et avec un peu plus de classe que vous !

Metteur en sc. (à la Belle-Fille) – Silence, s’il vous plaît. Et regardez, vous allez prendre une leçon. (tapant dans ses mains) Un deux trois, entrez.

La porte s’ouvre et Vittorio s’avance. Il a vraiment l’air d’un vieux beau. La scène est jouée sans caricature, elle est même améliorée.

Vittorio  Bonjour, mademoiselle…

Le Père – Mais non… (la Belle-Fille rit)

Metteur en sc.  Silence, bon Dieu ! Et vous, ne riez pas ! Respectez leur travail !

La Belle-Fille  Mes excuses, monsieur, mais il y a de quoi : Mademoiselle est là, plutôt bien. Mais je vous assure que si elle avait entendu un « Bonjour » comme celui-là, elle aurait éclaté de rire, comme moi !

Le Père  Eh oui, cet air… ce ton…

Metteur en sc.  Quel air ? Quel ton ? Restez à l’écart et laissez-moi diriger cette répétition !

Vittorio  Si je dois être un homme d’un certain âge, qui arrive dans une maison louche…

Metteur en sc.  Mais oui ! Ne faites pas attention, je vous en prie ! Reprenez, reprenez ! Tout va bien ! (il attend le comédien) Allez.

Vittorio  Bonjour, mademoiselle.

Violetta  Bonjour…

Le comédien refait l’examen du Père, mais en marquant un peu plus la satisfaction, puis la crainte.

Vittorio  Ah… mais dites-moi, ce n’est sans doute pas la première fois, j’espère ?...

Le Père  Non, ce n’est pas « j’espère », c’est « n’est-ce pas ». « N’est-ce pas ».

Metteur en sc.  Oui, il dit « n’est-ce pas », sur le ton interrogatif.

Vittorio (montrant le Souffleur) – J’ai entendu « J’espère ».

Metteur en sc.  Mais oui, c’est la même chose, « j’espère », « n’est-ce pas »… Enchaînez, enchaînez !... Un peu moins appuyé, peut-être… tenez, regardez, je vais vous montrer… (il joue) « Bonjour Mademoiselle ».

Violetta  Bonjour.

Metteur en sc.  Ah mais dites-moi… (à Vittorio) Surprise, crainte, puis une certaine satisfaction… Ce n’est sans doute pas la première fois, n’est-ce pas, que vous venez ici ? (à Vittorio) Vous voyez ce que je veux dire ? (à Violetta) Et vous, alors : « Non, Monsieur ». Donc, comment dire ? de la souplesse, vous voyez ?

Violetta  Non, Monsieur…

Vittorio  Vous êtes déjà venue une autre fois ? Plus d’une fois ?

Metteur en sc.  Mais non, attendez, attendez ! Laissez-lui le temps de faire oui. « Vous êtes déjà venue une autre fois ? » (Violetta lève un peu la tête avec comme un air de dégoût et hoche deux fois la tête)

La Belle-Fille (gloussant derrière sa main) – Oh mon Dieu.

Metteur en sc.  Qu’est-ce qu’il y a ?

La Belle-Fille  Rien du tout, rien du tout.

Metteur en sc. (à Vittorio) – À vous.

Vittorio  Plus d’une fois ? Eh bien alors, vous ne devriez pas être comme cela… tenez, permettez que je vous enlève votre châle...

La Belle-Fille explose de rire derrière sa main.

Violetta (retournant à sa place indignée) – Oh, mais je ne suis pas là pour égayer je ne sais quelle…

Vittorio  Et moi non plus !...

Metteur en sc. (à la Belle-Fille, hurlant) – C’est pas bientôt fini ?…

La Belle-Fille  Pardon, pardon…

Metteur en sc. – Vous êtes une impertinente, voilà ce que vous êtes !... Une impertinente et une… arrogante !

Le Père  C’est vrai, c’est vrai, vous avez raison, cher monsieur… excusez-la.

Metteur en sc.  Que je l’excuse ? C’est de l’irrespect !

Le Père  Oui, monsieur, mais vous n’imaginez pas l’étrange effet que cela fait sur nous…

 

 

Ugo Tognazzi dans "Six Personnages"