Cymbeline

 

Les fils de Cymbeline, Roi de Bretagne, ont été enlevés très jeunes et n’ont jamais été retrouvés. Il lui reste une fille, Imogène, qui a fait un mariage secret avec Posthumus, ce qui a déplut au Roi qui chasse Posthumus. La Reine, nouvellement épousée, voudrait marier son fils Cloten à Imogène, pour qu’il hérite du trône. Mais Cloten est un arrogant crétin, qui répugne à Imogène.

Posthumus, en Italie, fait la connaissance de Iachimo, qui parie avec lui qu’il pourra séduire Imogène. Arrivé à la cour en Bretagne, Iachimo parvient à se cacher dans la chambre d’Imogène et, pendant qu’elle dort, note des preuves qui pourraient faire penser qu’il l’a séduite. Ces preuves, après son retour en Italie, dévastent Posthumus. Ce dernier, dans un message, enjoint son valet Pisanio de la conduire à Milford Haven pour la tuer.

Non loin de Milford Haven vivent dans une région sauvage Bélarius et ses deux fils. Bélarius a été injustement banni par Cymbeline une vingtaine d’années plus tôt. Pisanio se refuse à tuer sa maîtresse et lui donne des vêtements masculins. Imogène rencontre peu après Bélarius et ses fils. Mais Cloten a suivi la princesse et, lors d’une rencontre avec Guidérius, l’un des fils de Bélarius, il l’insulte et le provoque. Guidérius le tue et le décapite. Imogène prend par erreur un poison préparé par la Reine, et semble morte.

Mais Cymbeline n’a pas payé son tribut à Rome, qui envoie une armée. Lucius, qui la dirige, trouve un homme décapité et Imogène qui reprend vie, et qui est toujours habillée en homme. Imogène pense que le cadavre est celui de Posthumus. Lucius prend Imogène comme page à son service.

La bataille est imminente. Posthumus, qui s’était engagé dans les troupes romaines, prend un habit de paysan et change de camp. L’issue de la bataille est indécise, mais Posthumus, soutenu par Bélarius et ses fils (qui sont les fils du Roi et qui montrent toute leur bravoure) capturent Lucius et font gagner la Bretagne.

Les fils se dévoilent, Posthumus également, Iachimo est confondu, Cymbeline pardonne et Imogène retrouve son mari.

 

 

Publiée sous le titre The Tragedy of Cymbeline, King of Britain, la pièce a longtemps été classée comme une tragédie. Il est vrai qu’elle est dénuée de scènes de comédies et qu’elle accumule les mésaventures plus ou moins tragiques. Mais la fin est heureuse et le seul mort, Cloten, n’est regretté que par sa traîtresse de mère, qui se suicide. On a qualifié de « romances » certaines pièces de cette époque, qui sont, pour les critères français, des tragi-comédies. Shakespeare doit alimenter son théâtre en nouvelles pièces, et cherche sans cesse de nouveaux sujets. Ce qui incite moins à la gaîté, également, c’est que la peste bubonique est endémique dans toutes ces années-là, occasionnant des fermetures de théâtre plus ou moins longues, et tuant des centaines de londoniens.

 

 

Imogène – Parlez-moi de mon seigneur, je vous en prie. Sa santé est-elle bonne ?

Iachimo – Bonne, madame.

Imogène – Est-ce qu’il a quelques distractions ? J’espère qu’il montre un peu de gaîté ?

Iachimo – Oh, tout à fait ! Il n’y a pas d’étranger plus jovial et plus gai ! On l’appelle « L’Anglais bon vivant » !...

Imogène – Ici, il était enclin à la tristesse, et le plus souvent sans savoir pourquoi.

Iachimo – Jamais je ne l’ai vu triste ! Dans ses fréquentations, là-bas, il y a un Français, un grand seigneur qui, paraît-il, aime beaucoup une jeune Française restée dans sa patrie, et qui est une grande fabrique à soupirs. Et l’Anglais bon vivant, je veux dire votre mari, s’amuse fort de cette passion : « Ah ! s’écrie-t-il, comment ne pas rire quand on voit un homme, qui sait pourtant, par les livres et par son expérience, ce qu’est la femme et ce qu’elle ne peut pas s’empêcher d’être ! Ce naïf étouffe sa liberté de larmes d’amour, dans un esclavage qui est volontaire ! »

Imogène – Mon seigneur dit cela ?

Iachimo – Oui, Madame, en riant aux larmes. C’est vraiment trop drôle de le voir se moquer du Français. Mais le ciel en est témoin, certains hommes sont vraiment blâmables.

Imogène – Pas lui, j’espère.

Iachimo – Lui ? Non non. Pourtant il pourrait se montrer plus reconnaissant envers les bontés du ciel... Il a été doté de grâces, que vous possédez également, tout en étant pour lui un trésor inestimable, qui font que, tout en étant porté à l’admiration, je suis forcé aussi à la pitié...

Imogène – Et qui plaignez-vous, seigneur ?

Iachimo – Sincèrement, deux créatures.

Imogène – Suis-je l’une des deux, monsieur ? Vous me regardez. Quel désastre voyez-vous pour moi qui mérite votre pitié ?

Iachimo – Déplorable, vraiment ! Fuir le clair soleil et se complaire dans un bouge auprès d’une chandelle !

Imogène – Je vous prie, monsieur, de répondre clairement à mes questions ? Pourquoi me plaignez-vous ?

Iachimo – Parce qu’il en est d’autres, j’allais le dire, qui profitent de votre… mais c’est aux Dieux d’en tirer vengeance, et ce n’est pas à moi d’en parler.

Imogène – Vous semblez savoir quelque chose qui me concerne. Parlez, de grâce ! Le soupçon d’un malheur est souvent plus douloureux qu’une certitude ! Car le mal confirmé est irrémédiable, alors que, prévenu à temps, il peut être réparé. Dites-moi ce secret que vous évoquez tout en le retenant.

Iachimo – Ah ! si j’avais cette joue pour y déposer mes lèvres... cette main dont le toucher, le seul toucher devrait arracher à un homme les plus purs serments de fidélité... si je possédais cet objet qui captive mon regard subjugué et qui le retient sur lui seul... Irais-je, moi, souiller ma bouche, comme un vil pécheur, sur des lèvres aussi publiques que les marches du Capitole ? Presserais-je de mes mains des mains souillées par la besogne, et plus encore par des parjures quotidiens ? Irais-je plonger mon regard dans des yeux ternes et glauques comme la lueur de ces lanternes enfumées et poisseuses de suif ?... Ne serait-il pas juste que tous les fléaux de l’enfer punissent une telle trahison ?...

Imogène – Mon seigneur, je le crains, a oublié son Angleterre.

Iachimo – Et lui-même. C’est vraiment contre mon gré que je vous révèle la bassesse de son changement. Non ! Ce sont vos charmes qui, du plus secret de ma conscience, a porté sur mes lèvres cet aveu !...

Imogène – Je ne veux pas en entendre davantage.

Iachimo – Ô chère âme ! Votre sort me touche au plus profond du cœur, et me fait mal. Une femme si belle, une princesse, qui doublerait la grandeur du plus grand roi, être ainsi associée, même de loin, à des filles de rue, payées avec l’argent de votre propre Altesse ! des aventurières malsaines, qui jouent avec les maladies contre de l’or, des corrompues, des infectées, qui empoisonneraient même le poison ! Ah ! vengez-vous !... sinon celle qui vous porta ne méritera plus le nom de Reine et vous ne serez plus digne de votre souche royale !...

Imogène – Me venger ? Mais comment ? Si ce récit est vrai, car mon cœur est moins prompt à se laisser abuser que mes oreilles, si ce récit est vrai, comment pourrais-je me venger ?

Iachimo – Devez-vous vous résigner à vivre comme une prêtresse de Diane, entre des draps glacés, tandis que lui se vautre sur d’autres, aux mépris de vos droits, aux dépens de votre bourse ? Vengez-vous !... Je me consacre à votre bonheur ! Je suis davantage digne de votre lit que ce renégat ! Et je resterai à jamais votre amant fidèle, et discret.

Il se rapproche d’elle.

Imogène – Quoi ? Holà ! Pisanio !

Iachimo – Souffrez que je jure sur vos lèvres mon dévouement !...

Imogène – Écartez-vous !... Je m’en veux de t’avoir écouté si longtemps, démon ! Si tu avais de l’honneur, tu m’aurais fait ce récit dans une bonne intention, et non dans le but misérable et détourné qui est le tien !... Tu es venu diffamer un gentilhomme qui est aussi éloigné de ta calomnie que tu l’es de la droiture ! Et tu viens poursuivre ici une femme qui ne peut que te mépriser ! À moi, Pisanio !... Le Roi mon père sera informé de ta tentative ! Crois-moi, s’il trouve normal qu’un impudent étranger vienne racoler dans son palais comme dans un bordel de Rome, et nous expose à ses désirs brutaux, alors il a un rang dont il se soucie peu et une fille dont il n’a cure !... À moi, Pisanio !...