Peines d'amour perdues

 

Le roi de Navarre et ses trois compagnons ont juré de se vouer à l’étude et de fuir les femmes pendant trois ans. Mais arrive la Princesse de France accompagnée de trois charmantes demoiselles. Les hommes en tombent éperdument amoureux, en dépit du pacte solennel qu’ils ont conclu entre eux. Ils se répandent alors en poèmes d’amour emphatiques et remplis de références mythologiques. Mais les « Françaises » vont se jouer d’eux, et ne seront pas si facile à conquérir. Interviennent également deux pédants érudits, un curé grotesque, un jeune page à l’esprit vif, un paysan et un officier balourds.

Pleine de fantaisie, la pièce est aussi faite de discours brillants, de jeux de mots, de calembours, de passages à double-sens, de serments solennels, de déclarations d’amour dithyrambiques, de joutes verbales étourdissantes. La fin est cependant plus sérieuse, et les amants se réengageront pour une épreuve d’un an, mais cette fois-ci auprès de leurs maîtresses.

 

 

Peines d’amour perdues est l’une des pièces les plus spirituelles de Shakespeare. Elle semble parfois se perdre en digressions plaisantes, mais tout se justifie à la fin. La scène masquée souligne la fatuité amoureuse des hommes, l’esprit fin et plus sensé des femmes, qui ne tardent guère à ridiculiser leurs amants. Et c’est quand ils « parlent vrai », à bout de ressources, qu’ils peuvent faire admettre leur sincérité. Shakespeare se moque-t-il un peu du Shakespeare de certains sonnets élégiaques ? L’amour véritable doit-il nécessairement passer par une poésie grandiloquente ? La comédie eut sans doute du succès, puisqu’elle fut suivie d’une Peines d’amour gagnées, dont on ne sait rien puisque le texte en a été perdu.

 

Peines d’amour perdues est une gageure à la traduction, car il faut restituer les échanges étourdissants avec des jeux de mots équivalents, en restant tout de même au plus proche du texte original, et conserver la légèreté de scènes conçues d’abord pour surprendre, amuser et divertir.

 

 

La Princesse – Chères amies, nous serons riches avant de repartir, si les cadeaux continuent à pleuvoir. Des dames incrustées de diamants. Voyez ce que j’ai reçu du roi amoureux.

Rosaline – La parure n’était pas accompagnée ?

La Princesse – Elle l’était, évidemment ! Autant d’amour en vers qu’on pouvait en fourrer sur une feuille de papier, au recto, au verso, sur la marge et partout. Scellé par Cupidon !

Rosaline – Scellé par un vieux bambin de cinq mille ans !

Marie – Qui est resté un petit enfant. Heureusement pour lui, car sinon il aurait été pendu pour ses méchancetés !

Rosaline – Vous ne serez jamais bons amis : il a tué votre sœur !

Catherine – Il l’a rendue mélancolique, en tout cas, triste et morose. Et elle en est morte ! Si elle avait été aussi légère que toi, d’aussi bonne humeur, aussi gaie, aussi allègre, elle serait morte grand’mère, comme tu le feras, car un cœur léger vit longtemps.

Rosaline – Dis-moi, petite souris, quelle sombre insinuation mets-tu dans ce mot de léger ?

Catherine – Des tendances légères dans une sombre beauté.

Rosaline – Nous avons besoin de lumière sur ce mot de tendances.

Catherine – Si je mouche la lumière, il fera sombre, et tu n’auras pas ton explication.

Rosaline – Je pourrais prendre la mouche, pour tes sombres agissements.

Catherine – Qui ne valent pas les tiens, ô fille légère !

Rosaline – Il est vrai que, vu ton poids, je dois te sembler légère !

Catherine – Tu ne m’as pas soulevée, tu n’en sais rien ! Et il vaut mieux faire envie que pitié !

Rosaline – Mais les mauvaises filles font plus pitié qu’envie !

La Princesse – Bien envoyé, bien répondu. Jeu égal, mesdemoiselles. Mais dites-moi, Rosaline, vous avez aussi reçu un cadeau. Qui vous l’a envoyé ? Et qu’est-ce donc ?

Rosaline – Je vais vous le dire. Si mon visage était aussi beau que le vôtre, j’aurais sans doute d’aussi beaux présents. Mais regardez ceci. J’ai aussi des vers, j’en remercie Biron. La métrique est exacte, et si le fond l’était, je serais la plus belle divinité de la terre. Je suis comparable à vingt mille beautés. C’est mon portait dans ses vers !

La Princesse – Y a-t-il du vrai ?

Rosaline – Le nom est le mien. Le portait n’est pas le mien.

La Princesse, lisant – Belle comme de l’encre. La conclusion est juste.

Catherine – Belle comme la grande première lettre dans un manuscrit.

Rosaline – Fi du rouge, des pinceaux, de la poudre ! Je ne veux rien devoir, pour mon visage, à ma lettre enluminée ! Si Dieu n’avait pas cru bon de cribler le tien !

Catherine – Que la petite vérole te récompense de cette plaisanterie ! Au diable les méchantes femmes !

La Princesse – Mais toi, Catherine, que t’a envoyé le beau Du Maine ?…

Catherine – Ce gant, Madame.

La Princesse – Il ne t’en a pas envoyé deux ?

Catherine – Si, madame, et, en surplus, les milliers de vers d’un fidèle amant. C’est un monument de faussetés, une lamentable compilation de niaiserie profonde.

Marie – Ceci, avec ces perles, m’a été envoyé par Longueville. La lettre est trop longue d’une demi-lieue.

La Princesse – Je m’en doute. Tu n’aurais pas préféré une lettre plus courte et un collier plus long ?

Marie – Certes, ou que ces mains jointes restent en prière.

La Princesse – Nous sommes des filles bien malignes, à nous moquer ainsi de nos amoureux.

Rosaline – Ils en sont encore bien plus fous, d’acheter si cher nos moqueries. Ce Biron ! Je veux bien le torturer avant de partir. Oh ! je voudrais l’avoir à mes pieds une bonne semaine. Je le forcerais à ramper, à implorer, à supplier. Je le ferai languir, et dépenser son brillant esprit en rimes stériles. Je le mettrai au service de toutes mes fantaisies, je le rendrai heureux d’être le jouet de mes railleries. Je voudrais gouverner aussi absolument son existence, qu’il devienne mon fou, et moi sa fatalité !

La Princesse – Personne n’est aussi bien pris, quand il est pris, que le sage devenu fou. Sa folie s’est épanouie dans sa sagesse, elle a toute l’autorité de la raison, et les ressources de l’éducation. Et l’esprit reste le bel ornement du nouveau fou instruit.

Rosaline – La fougue de la jeunesse est moins excessive que celle de la docte raison, quand elle sombre dans la passion.

Marie – La folie des esprits stupides ne s’expose pas autant que celle des esprits cultivés, car ils y mettent toutes les ressources de leur talent, et leur bel esprit s’illustre dans sa belle stupidité.