La Nuit des rois

 

Le Duc Orsino est amoureux de la riche Olivia, qui ne veut pas de lui. Deux jumeaux, Viola et Sébastien, arrivent naufragés à proximité, mais en deux lieux différents. Chacun est persuadé que l’autre a péri dans le naufrage. Viola, sous un habit d’homme, devient le page d’Orsino, qui le/la charge de plaider sa cause auprès d’Olivia. Mais Viola est secrètement amoureuse d’Orsino, et Olivia est immédiatement séduite par le beau page.

Une intrigue bouffonne est menée par ailleurs, le grand ivrogne de Sir Toby, parent d’Olivia, ayant décidé avec ses comparses de mystifier l’intendant Malvolio en lui faisant croire que sa maîtresse Olivia est secrètement amoureuse de lui. Grisé, Malvolio se croit tout permis et s’égare, devenant presque fou. Sébastien arrive, est pris pour Viola par un autre prétendant d’Olivia, puis par Olivia elle-même. Orsino, qui se croit trahi par son page, alors qu’il a pour lui une trouble tendresse, est tout à fait rassuré quand il se rend compte que c’est une jeune fille.

 

 

La Nuit des rois était une commande pour les fêtes de l’Épiphanie, mais c’est l’une des comédies les plus réussies de Shakespeare. Viola est d’une composition admirable, amoureuse, forte et fragile à la fois. Le volet comique est assuré par l’énorme Sir Toby, le crétin Aguecheek, et d’autres comparses. Feste est un bouffon original, philosophe et désabusé. Olivia est une beauté altière tout à fait séduisante. L’apparition de Sébastien nous annonce une série de quiproquos réjouissants, et d’heureux dénouements. L’une des plus belles comédies de Shakespeare donc, plus érotisée que les précédentes, avec des ressorts comiques allant de la farce  aux jeux de l’esprit.

 

 

Olivia – Quel est votre nom ?

Viola – Césario est le nom de votre serviteur, belle princesse.

Olivia – « Mon serviteur », Monsieur ! Ce monde n’est plus amusant depuis qu’on appelle beaux compliments de simples mensonges. Vous êtes le serviteur du Duc Orsino, jeune homme.

Viola – Et lui est le vôtre, et les siens sont donc les vôtres. Le serviteur de votre serviteur est votre serviteur, Madame.

Olivia – Oh lui, je ne pense pas à lui. Quant à ses pensées, je voudrais qu’elles soient vides au lieu d’être emplies de moi !

Viola – Madame, je viens pour éveiller de meilleures pensées à son égard.

Olivia – Oh, pitié, je vous en prie, je vous ai déjà demandé de ne plus me parler de lui. Mais si vous aviez une autre sollicitation à me faire, je vous assure que j’aurais plus de plaisir à l’écouter qu’à entendre une symphonie.

Viola – Chère Dame…

Olivia – Permettez, je vous prie. J’ai envoyé, après votre dernière apparition pleine de charme, j’ai envoyé à votre poursuite pour vous faire remettre un anneau. En agissant ainsi, j’ai fait du tort à moi-même, à mon serviteur et, je le crains, à vous. Je risquais un jugement sévère en vous obligeant, par une ruse honteuse, à recevoir ce que vous saviez n’être pas à vous. Que pensez-vous de moi ? N’avez-vous pas cloué mon honneur au poteau, pour l’exposer au mépris et aux jugements sévères d’un cœur intransigeant ? Pour un homme de votre compréhension, c’était déjà un aveu. La chair qui cache mon pauvre cœur n’est plus qu’un voile, une gaze… Et maintenant, je suis prête à écouter votre réponse.

Viola – Je vous plains.

Olivia – C’est déjà un pas vers l’amour.

Viola – Non, ce n’est pas un pas. Car bien souvent nous plaignons nos ennemis.

Olivia – Ah ? Alors, il me semble qu’il est encore temps d’en rire. O monde ! comme les pauvres gens sont facilement sujets à l’orgueil ! Si on doit être une proie, il vaut mieux tomber devant le lion que devant le loup ! (une horloge sonne) L’horloge me reproche cette perte de temps. Rassurez-vous, aimable jeune homme, je ne veux pas de vous ! Et pourtant, quand votre jeunesse et votre pensée seront arrivés à maturité, votre épouse aura la chance d’être au côté d’un homme accompli... Voici votre chemin, du côté ouest.

Viola – Ohé matelots, à l’ouest !... Restez d’humeur gracieuse, Madame. Et, au fait, n’avez-vous aucun message à me faire dire à mon Maître ?

Olivia – Une minute. Dis-moi, je t’en prie, ce que tu penses de moi.

Viola – Je pense que vous pensez ne pas être ce que vous êtes.

Olivia – Si je pense cela, je le pense aussi de vous.

Viola – Eh bien ! vous pensez juste : je ne suis pas ce que je suis.

Olivia – Je voudrais que vous fussiez tel que je vous désirerais.

Viola – Y aurait-il un progrès, madame, par rapport à ce que je suis ? Je le souhaiterais, car pour l’instant, je ne suis que votre jouet.

Olivia – Oh ! qu’il est beau ce dédain sur sa lèvre irritée !... Un amour caché, tu le constates, ne se dissimule pas plus longtemps qu’un meurtre affreux. Il se retrouve en plein jour, cet amour qui voulait rester dans les ténèbres... Césario, je te le jure par les roses du printemps, par la virginité, l’honneur, la vérité, par tout au monde, je t’aime tant qu’en dépit de ton orgueil, ni mon esprit ni ma raison ne pourront dissimuler ma passion. Ne prend pas argument de cet aveu pour me dire que tu n’as pas à m’aimer, toi. Réfléchis plutôt à ceci : l’amour que l’on cherche est bon, mais l’amour qui est donné sans qu’on le cherche est meilleur encore.

Viola – Par mon innocence je le jure, et aussi par ma jeunesse, je vous le jure, je n’ai qu’un cœur, une âme, une foi, et aucune femme ne les possède, et n’en est la maîtresse, et n’en sera jamais la maîtresse, sinon moi seul. Maintenant adieu, chère Dame. Je ne viendrai plus désormais exhiber devant vous les larmes de mon Maître.

Olivia – Reviens cependant. Car peut-être pourras-tu émouvoir ton cœur et l’aider à recevoir cet amour qu’il rejette aujourd’hui…