Les Joyeuses Commères de Windsor

 

Le gros Falstaff, désargenté, décide de courtiser deux bourgeoises qui tiennent le cordon de la bourse chez elles. Il leur envoie la même lettre d’amour. Mais les femmes se concertent et décident de donner une leçon au galant ventripotent. Madame Ford donne un rendez-vous chez elle, le mari survient, Falstaff est obligé de se cacher dans un panier à linge que les domestiques vont verser dans la boue de la Tamise. Comme Falstaff ne se décourage pas, un nouveau rendez-vous est donné. Cette fois-ci, Falstaff est contraint de revêtir la robe d’une grosse vieille femme, que le mari jette dehors.

Pendant ce temps, une rivalité amoureuse se joue autour de la jeune Anne Page, entre un Français ridicule, un jeune benêt et un prétendant amoureux, mais peu fortuné.

Les femmes décident de mettre les maris dans la confidence. Une dernière mystification est montée, avec un rendez-vous dans la forêt, près de l’arbre magique de Herne. Là, les enfants et des comparses déguisés en lutins et fées effraient Falstaff, et Anne Page se fait enlever par le prétendant qu’elle a choisi. Falstaff, contrit, admet qu’il s’est fait prendre, et renonce à ses libertinages.

 

 

On dit que la Reine aurait aimé le personnage de Falstaff dans Henri IV, et que Shakespeare aurait écrit en deux semaines une nouvelle comédie avec le personnage. C'est possible, la pièce est rondement menée, sans faiblesses, avec l'intention de divertir du début à la fin. Mais, tout caricatural qu'il soit, le gros opportuniste de Falstaff reste humain, et même pitoyable. Les commères mènent la danse, mais sont elles-mêmes bernées dans l'intrigue amoureuse autour d'Anne Page. Restent de nombreuses scènes réjouissantes, une écriture de talent, pour un beau divertissement.

 

 

Mme Ford – C’est vous, madame Page ! J’allais chez vous.

Mme Page – Et moi chez vous, justement. Vous avez une drôle de mine.

Mme Ford – Non, pas du tout. Je vais très bien.

Mme Page – Ce n’est pas l’impression que j’ai.

Mme Ford – Bien, peut-être… Mais je n’ai rien, je vous assure... Oh, madame Page ! j’ai un conseil à vous demander.

Mme Page – De quoi s’agit-il, ma chère ?

Mme Ford – Ah ! ma chère, si je manquais de scrupules, je pourrais bien y gagner quelqu’honneur !

Mme Page – Laissez les scrupules ma chère, mais prenez l’honneur. De quoi s’agit-il ? Au diable les scrupules... De quoi est-il question ?

Mme Ford – À la condition de passer ensuite quelques éternités en enfer, je pourrais bien accéder à la chevalerie !...

Mme Page – Qu’est-ce que vous dites là ? Sa seigneurie Alice Ford ? Croyez-moi, la noblesse est un peu dépréciée. Restez avec le rang que vous avez.

Mme Ford – Oubliez ces bêtises. Lisez seulement, lisez. Vous allez voir sur quoi se fondent mes prétentions à la chevalerie. Et je vais me décider à dire du mal des gros hommes, maintenant, et à les juger sur l’apparence. Et pourtant, celui-là ne jurait pas ! Il louait la vertu des femmes. On le voyait s’élever contre toutes les sortes d’inconduite. J’aurais juré que ses vrais sentiments s’accordaient avec ce qu’il disait. Mais ils ne s’accordent pas plus que le centième psaume avec l’air des Trois Brigadiers !... Quelle sorte de tempête a fait échouer aux portes de Windsor cette baleine dont la panse contient tant de barils d’huile ?... Comment me venger de lui ? Le meilleur moyen serait, j’ai l’impression, d’entretenir son espérance jusqu’à ce que les vilaines ardeurs de la concupiscence se noient dans sa propre graisse… Est-ce que vous avez jamais rien vu de pareil ?

Mme Page – Les deux lettres sont pareilles... il n’y a que les noms de Page et de Ford qui diffèrent ! Pour votre consolation, dans cette misérable affaire, voici la sœur jumelle de votre lettre. Mais que la vôtre en profite d’abord, je ne vais rien revendiquer. Je me demande s’il n’a pas un millier de lettres comme celle-là, avec l’emplacement des noms en blanc, et il doit les actualiser avec l’âge... Il finira par les imprimer, sans doute, et peu importe qui il met sous presse, parce que, pour l’instant, il nous a couchées là toutes les deux. Ah, j’aimerai mieux être la titane géante sous le poids du mont Pélion ! Vraiment, je crois que je trouverais plus facilement vingt tourterelles infidèles qu’un homme chaste !...

Mme Ford – C’est vrai : les deux lettres sont semblables. Ce sont les mêmes mots, la même écriture. Pour qui nous prend-il ?

Mme Page – Vraiment, je n’en sais rien. J’en viendrais presque à suspecter ma propre vertu, en me considérant moi-même comme une autre personne. Car il a manifestement perçu en moi une faiblesse que j’ignorais moi-même, et qui lui a permis un si rude abordage…

Mme Ford – Abordage, dites-vous ? Je vous assure qu’il ne mettra même pas le pied sur le pont.

Mme Page – Chez moi non plus. Et s’il atteint les écoutilles, je me saborde ! Vengeons-nous de lui. Donnons-lui un rendez-vous, chacune de notre côté. Feignons d’encourager ses avances. Promenons-le habilement, de délai en délai, jusqu’à ce qu’il soit obligé de mettre ses chevaux en gage chez l’hôtelier de la Jarretière.

Mme Ford – D’accord, je veux bien user de tous les moyens, même les pires, tant que cela ne nous compromet pas. Oh ! si mon mari voyait cette lettre ! Il y puiserait de mauvaises raisons pour une jalousie éternelle !...

Mme Page – Eh bien, le voilà justement avec mon mari. Le mien est aussi éloigné de toute idée de jalousie que je suis éloignée de lui en donner une justification. Et cet éloignement, je l’espère, restera considérable.

Mme Ford – De ce côté-là, vous êtes la plus heureuse.

Mme Page – Venez, voyons un peu comment faire avec ce gros et gras chevalier…