Colas Breugnon

Voilà un livre qui ne m’a jamais quitté. J’en ai eu plusieurs exemplaires, perdus, prêtés, donnés, et on ne le trouvait plus que dans une vieille édition du Livre de Poche avec, détail agaçant, des pages qui manquaient suite à une erreur de brochage. Pourquoi j’en parle ? parce qu’il est méconnu, alors qu’il est l’un des très bons livres de la littérature française, joyeux, bouffon, mais pétri d’une sagesse paysanne et d’un large fond de culture et de tradition française. C’est en même temps Rabelais, Montaigne, La Fontaine et Théophile Gauthier, condensés dans un petit livre. C’est surtout une joie profonde, débridée, dans Romain Rolland s’expliquait dans la préface :

« Elle est une réaction contre la contrainte de dix ans dans l’armure de Jean-Christophe, qui, d’abord faite à ma mesure, avait fini par me devenir trop étroite. J’ai senti un besoin invincible de libre gaieté gauloise, oui, jusqu’à l’irrévérence. »

Mais Colas Breugnon, c’est d’abord sa langue, dont vous allez avoir deux aperçus. Quand le jeune Nabokov avait décidé de le traduire en russe, son père lui avait fait remarquer :

« […] tout y est prétexte à calembours, proverbes et boutades, fioritures et chansons, aphorismes et sortilèges. C’est un Vésuve de mots, une éruption du lexique de l’ancien français […] un jeu ininterrompu de figures rythmiques, d’assonances et de rimes intérieures, de chaînes d’allitérations, d’enfilades de synonymes ».

Nabokov terminera néanmoins en 1922 sa traduction, « en conservant rythmes et rimes ».

Vous êtes intrigués ? Je vous choisis deux extraits. Le texte intégral est disponible sur le net, et si vous ne le trouvez pas, demandez-le moi.

Par référence et hommage, j’avais situé l’action du Trésor de Justine juste à côté de Clamecy, mais sans dire pourquoi.

 

 

Au début de son récit, Colas Breugnon fais l’inventaire de ce qu’il a :

« En premier lieu, je m’ai, – c’est le meilleur de l’affaire, – j’ai moi, Colas Breugnon, bon garçon, Bourguignon, rond de façons et du bedon, plus de la première jeunesse, cinquante ans bien sonnés, mais râblé, les dents saines, l’œil frais comme un gardon, et le poil qui tient dru au cuir, quoique grison. Je ne vous dirai pas que je ne l’aimerais mieux blond, ni que si vous m’offriez de revenir de vingt ans, ou de trente, en arrière, je ferais le dégoûté. Mais après tout, dix lustres, c’est une belle chose ! Moquez-vous, jouvenceaux. N’y arrive pas qui veut. Croyez que ce n’est rien d’avoir promené sa peau, sur les chemins de France, cinquante ans, par ce temps… Dieu ! qu’il en est tombé sur notre dos, m’amie, de soleil et de pluie ! Avons-nous été cuits, recuits et relavés ! Dans ce vieux sac tanné, avons-nous fait entrer des plaisirs et des peines, des malices, facéties, expériences et folies, de la paille et du foin, des figues et du raisin, des fruits verts, des fruits doux, des roses et des gratte-culs, des choses vues, et lues, et sues, et eues, vécues ! Tout cela, entassé dans notre carnassière, pêle-mêle ! Quel amusement de fouiller là-dedans !… Halte-là, mon Colas ! nous fouillerons demain. Si je commence aujourd’hui, je n’en ai pas fini… Pour le moment, dressons l’inventaire sommaire de toutes les marchandises dont je suis propriétaire.

Je possède une maison, une femme, quatre garçons, une fille, mariée (Dieu soit loué !), un gendre (il le faut bien !), dix-huit petits-enfants, un âne gris, un chien, six poules et un cochon. Çà, que je suis riche ! Ajustons nos besicles, afin de regarder de plus près nos trésors. Des derniers, à vrai dire, je ne parle que pour mémoire. Les guerres ont passé, les soldats, les ennemis, et les amis aussi. Le cochon est salé, l’âne fourbu, la cave bue, le poulailler plumé.

Mais la femme, je l’ai, ventredieu, je l’ai bien ! Écoutez-la brailler. Impossible d’oublier mon bonheur : c’est à moi, c’est à moi, le bel oiseau, j’en suis le possesseur ! Cré coquin de Breugnon ! Tout le monde t’envie… Messieurs, vous n’avez qu’à dire. Si quelqu’un veut la prendre !… Une femme économe, active, sobre, honnête, enfin pleine de vertus (cela ne la nourrit guère, et, je l’avoue, pécheur, mieux que sept vertus maigres j’aime un péché dodu… Allons, soyons vertueux, faute de mieux, Dieu le veut)… Hai ! comme elle se démène, notre Marie-manque-de-grâce, remplissant la maison de son corps efflanqué, furetant, grimpant, grinchant, grommelant, grognant, grondant, de la cave au grenier, pourchassant la poussière et la tranquillité ! Voici près de trente ans que nous sommes mariés. Le diable sait pourquoi ! Moi, j’en aimais une autre, qui se moquait de moi ; et elle, voulait de moi, qui ne voulais point d’elle. C’était en ce temps-là une petite brune blême, dont les dures prunelles m’auraient mangé tout vif et brûlaient comme deux gouttes de l’eau qui ronge l’acier. Elle m’aimait, m’aimait, à s’en faire périr. À force de me poursuivre (que les hommes sont bêtes !) un peu par pitié, un peu par vanité, beaucoup par lassitude, afin (joli moyen !) de me débarrasser de cette obsession, je devins (Jean de Vrie, qui se met dans l’eau pour la pluie), je devins son mari. Depuis ce temps, je l’ai, j’ai la vertu chez moi. Et elle, elle se venge, la douce créature. De quoi ? De m’avoir aimé. Elle me fait enrager ; elle le voudrait, du moins ; mais n’y a point de risque : j’aime trop mon repos, et je ne suis pas si sot de me faire pour des mots un sol de mélancolie. Quand il pleut, je laisse pleuvoir. Quand il tonne, je barytone. Et quand elle crie, je ris. Pourquoi ne crierait-elle pas ? Aurais-je la prétention de l’en empêcher, cette femme ? Je ne veux pas sa mort. Où femme y a, silence n’y a. Qu’elle chante sa chanson, moi je chante la mienne. Pourvu qu’elle ne s’avise pas de me clore le bec (et elle s’en garde bien, elle sait ce qu’il en coûte), le sien peut ramager : chacun a sa musique.

Au reste, que nos instruments soient accordés ou non, nous n’en avons pas moins exécuté, avec, d’assez jolis morceaux : une fille et quatre gars. Tous solides, bien membrés : je n’ai point ménagé l’étoffe et le métier. Pourtant, de la couvée le seul où je reconnaisse ma graine tout à fait, c’est ma coquine Martine, ma fille, la mâtine ! m’a-t-elle donné du mal à passer sans naufrage jusqu’au port du mariage ! Ouf ! la voilà calmée !… Il ne faut pas trop s’y fier ; mais ce n’est plus mon affaire. Elle m’a fait assez veiller, trotter. À mon gendre ! c’est son tour. Florimond, le pâtissier, qu’il veille sur son four !… Nous disputons toujours, chaque fois que nous nous voyons ; mais avec aucun autre, si bien ne nous entendons. Brave fille, avisée jusque dans ses folies, et honnête, pourvu que l’honnêteté rie : car pour elle, le pire des vices, c’est ce qui ennuie. Elle ne craint point la peine : la peine, c’est de la lutte ; la lutte, c’est du plaisir. Et elle aime la vie ; elle sait ce qui est bon ; comme moi : c’est mon sang. J’en fus trop généreux, seulement, en la faisant.

Je n’ai pas aussi bien réussi les garçons. La mère y a mis du sien, et la pâte a tourné : sur quatre, deux sont bigots, comme elle, et, par surcroît, de deux bigoteries ennemies. L’un est toujours fourré parmi les jupons noirs, les curés, les cafards ; et l’autre est huguenot. Je me demande comment j’ai couvé ces canards. Le troisième est soldat, fait la guerre, vagabonde, je ne sais pas trop où. Et quant au quatrième, il n’est rien, rien du tout : un petit boutiquier, effacé, moutonnier ; je bâille, rien que d’y penser. Je ne retrouve ma race que la fourchette au poing, quand nous sommes assis, les six, autour de ma table. À table, nul ne dort, chacun y est bien d’accord ; et c’est un beau spectacle de nous voir, tous six, manœuvrer des mâchoires, abattre pain à deux mains, et descendre le vin sans corde ni poulain. »

 

 

L’un des instants mémorables, c’est la visite aux deux nobles voisins, par une délégation dont Colas Breugnon, et son flûtiau :

« M. d’Asnois m’appelle :

— C’est ce fou de Breugnon…

(Il s’y connaît, ma foi. Il l’est autant que moi.)

Il me fait signe. Je viens avec mon flageolet, je monte d’un pas guilleret, et je salue…

 (Courtois de bouche, main au bonnet,

 Peu couste et bon est.)

…je salue à droite, à gauche, je salue devant, derrière, je salue chacun, chacune. Et cependant, d’un œil discret, j’observe et tâche de faire le tour de la demoiselle suspendue dans son vaste vertugadin (on eût dit un battant de cloche) ; et la déshabillant (en pensée, cela s’entend), je ris de la voir perdue, toute menue et nue dessous ses aflutiaux. Elle était longue et mince, un peu noire de peau et très blanche de poudre, de beaux yeux bruns luisants comme des escarboucles, nez de petit goret fureteur et gourmand, bouche bonne à baiser, grasse et rouge, et sur les joues des friselis de boucles. Elle dit, en me voyant, d’un air condescendant :

— C’est à vous cette belle enfant ?

Je réplique finement :

— Que savons-nous, madame ? Voici monsieur mon gendre. C’est à lui d’en répondre. Je n’en réponds pour lui. En tout cas, c’est notre bien. Aucun ne nous le réclame. Ce n’est pas comme l’argent. « Enfants sont richesse de pauvres gens. »

Elle daigna sourire, et mon sire d’Asnois s’esclaffa à grand bruit. Florimond rit aussi ; mais son rire était jaune. Moi, je restais sérieux, je faisais le béjaune. Alors l’homme à la fraise et la dame à la cloche voulurent condescendre à me questionner (ils m’avaient pris tous deux pour un ménétrier) sur ce que pouvait bien rapporter mon métier. Je réponds comme de juste :

— Autant que rien…

Sans dire ce que je faisais, d’ailleurs. Pourquoi l’aurais-je dit ? Ils ne me le demandaient point. J’attendais, je voulais voir, je me divertissais. Je trouve assez plaisante la hauteur familière et cérémonieuse que tous ces beaux messieurs, ces riches, croient devoir prendre avec ceux qui n’ont rien et sont gueux ! Il semble que toujours ils leur fassent la leçon. Un pauvre est un enfant, il n’a pas sa raison… Et puis (on ne le dit pas, mais on le pense), c’est sa faute : Dieu l’a puni, c’est bien ; le bon Dieu soit béni ! Comme si je n’étais point là, le Maillebois disait tout haut à sa commère :

— Puisque aussi bien, madame, nous n’avons rien à faire, profitons de ce pauvre hère ; il a l’air un peu niais, il va de-ci, de-là, sonnant du flageolet : il doit connaître bien le peuple des cabarets. Enquérons-nous de lui de ce que la province pense, si tant est…

— Chut !

—… Si tant est qu’elle pense.

On me demanda donc :

— Eh bien, bonhomme, dis-nous, quel est l’esprit du pays ?

Je répète :

— L’esprit ?

en prenant l’air d’un abruti.

Et je clignais de l’œil à un gros sieur d’Asnois, qui se tirait la barbe et me laissait aller, riant sous sa large patte.

— L’esprit ne m’a pas l’air de courre la province, dit l’autre avec ironie. Je te demande, bonhomme, ce qu’on pense, ce qu’on croit. Est-on bon catholique ? Est-on dévoué au roi ?

Je réponds :

— Dieu est grand, et le roi est très grand. On les aime bien tous deux.

— Et que pense-t-on des princes ?

— Ce sont de grands messieurs.

— On est donc avec eux ?

— Oui-dà, monseigneur, oui.

— Et contre Concini ?

— On est pour lui, aussi.

— Comment, diable, comment ! Mais ils sont ennemis !

— Je ne dis pas… Cela se peut… On est pour tous les deux.

— Il faut choisir, par Dieu !

— Est-ce qu’il le faut, monsieur ? Ne puis m’en dispenser ? En ce cas, je le veux. Pour qui est-ce que je suis ?… Monsieur, je vous le dirai un de ces quatre lundis. Je m’en vas y penser. Mais il me faut le temps.

— Eh ! qu’est-ce que tu attends ?

— Mais, monsieur, de savoir qui sera le plus fort.

— Coquin, n’as-tu pas honte ? N’es-tu pas capable de distinguer le jour de la nuit et le roi de ses ennemis ?

— Ma foi, monsieur, nenni. Vous m’en demandez trop. Je vois bien qu’il fait jour, je ne suis pas aveugle ; mais entre gens du roi et gens des seigneurs princes, pour ce qui est de faire choix, vraiment je ne saurais dire lesquels boivent le mieux et font plus de dégâts. Je n’en dis point de mal ; ils ont bon appétit : c’est qu’ils se portent bien. Bonne santé à vous je souhaite pareillement. Les beaux mangeurs me plaisent ; j’en ferais bien autant. Mais pour ne rien celer, j’aime mieux mes amis qui mangent chez les autres. »