Aphrodite

 

On est dans la fin du XIXe siècle, et l'élégant jeune poète Pierre Louÿs est présenté à Sarah Bernhardt. Il tombe immédiatement sous le charme de la grande Sarah, et il jure qu’il lui écrira une pièce avec un rôle éblouissant. La tragédienne est amusée, mais elle décline gentiment la proposition. L’été suivant, Pierre Louÿs, toujours hanté par le regard de la comédienne, par sa chevelure libre et foisonnante, par son corps qu’il devine voluptueux, entreprend son premier roman avec une héroïne à son image. C’est un helléniste, passionné de la période antique, véritable érudit. Il décide de faire revivre la ville d’Alexandrie à son apogée, quand les plus grands savants grecs, poètes et sculpteurs, s’y étaient installés. Il s'y trouvait aussi des milliers de prostituées, dont les prostituées sacrées du temple d’Aphrodite. Mais Chrysis est une prostituée libre, l’une des plus belles, à qui nul homme ne résiste. Le protagoniste est le beau Démétrios, le sculpteur le plus renommé, amant de la reine. Il est convoité par toutes les femmes, mais il y est indifférent, tout à sa quête incessante de la beauté. Quand ils se rencontrent, Démétrios tombe immédiatement amoureux de Chrysis. Mais elle se rie de lui et le repousse. Cependant, son image ne le quitte plus. Comme il la supplie, elle pose ses conditions : elle sera à lui s’il vole le miroir d'argent d'une autre courtisane, le peigne d'ivoire d'une prêtresse et, sacrilège suprême, le collier de perles de la statue de la déesse dans le temple d'Aphrodite. Démétrios va voler et tuer pour lui donner ce qu’elle demande. Chrysis exulte, sans se douter que la suite sera tragique.

 

 

L’histoire est simple, avec une reconstitution étonnante d’Alexandrie, et la description de mœurs antiques aux antipodes de la société bourgeoise de 1896. Le livre, pourtant élitiste, touche le grand public, sans doute également grâce à ses scènes audacieuses et ses illustrations érotiques. Mais on ne peut lui dénier un style admirable, malgré la jeunesse de l’auteur. En fait, le roman est magistral, d’une structure limpide, avec une immersion dans un monde scrupuleusement reconstitué, des personnages mythiques, une histoire toujours surprenante, et cette écriture poétique et envoûtante. Aphrodite est sans doute un grand roman aujourd'hui méconnu.

 

 

Couchée sur la poitrine, les coudes en avant, les jambes écartées et la joue dans la main, elle piquait de petits trous symétriques dans un oreiller de lin vert, avec une longue épingle d’or.

Depuis qu’elle s’était éveillée, deux heures après le milieu du jour, et toute lasse d’avoir trop dormi, elle était restée seule sur le lit en désordre, couverte seulement d’un côté par un vaste flot de cheveux.

Cette chevelure était éclatante et profonde, douce comme une fourrure, plus longue qu’une aile, souple, innombrable, animée, pleine de chaleur. Elle couvrait la moitié du dos, s’étendait sous le ventre nu, brillait encore auprès des genoux, en boucle épaisse et arrondie. La jeune femme était enroulée dans cette toison précieuse, dont les reflets mordorés étaient presque métalliques et l’avaient fait nommer Chrysis par les courtisanes d’Alexandrie.

Ce n’étaient pas les cheveux lisses des Syriaques de la cour, ni les cheveux teints des Asiatiques, ni les cheveux bruns et noirs des filles d’Égypte. C’étaient ceux d’une race aryenne, des Galiléennes d’au-delà des sables. Chrysis. Elle aimait ce nom-là. Les jeunes gens qui venaient la voir l’appelaient Chrysé comme Aphrodite, dans les vers qu’ils mettaient à sa porte, avec des guirlandes de roses, le matin. Elle ne croyait pas à Aphrodite, mais elle aimait qu’on lui comparât la déesse, et elle allait quelquefois au temple, pour lui donner, comme à une amie, des boîtes de parfums et des voiles bleus.

Elle était née sur les bords du lac de Génézareth, dans un pays d’ombre et de soleil, envahi par les lauriers roses. Sa mère allait attendre le soir, sur la route d’Iérouschalaïm, les voyageurs et les marchands, et se donnait à eux dans l’herbe, au milieu du silence champêtre. C’était une femme très aimée en Galilée. Les prêtres ne se détournaient pas de sa porte, car elle était charitable et pieuse ; les agneaux du sacrifice étaient toujours payés par elle ; la bénédiction de l’éternel s’étendait sur sa maison. Or, quand elle devint enceinte, comme sa grossesse était un scandale (car elle n’avait point de mari), un homme, qui était célèbre pour avoir le don de prophétie, dit qu’elle donnerait naissance à une fille qui porterait un jour autour de son cou « la richesse et la foi d’un peuple ». Elle ne comprit pas bien comment cela se pourrait, mais elle nomma l’enfant Sarah, c’est-à-dire princesse, en hébreu. Et cela fit taire les médisances.

Chrysis avait toujours ignoré cela, le devin ayant dit à sa mère combien il est dangereux de révéler aux gens les prophéties dont ils sont l’objet. Elle ne savait rien de son avenir. C’est pourquoi elle y pensait souvent.

 

 

 

Aphrodisia était revenue à elle, mais, paralysée par l’effroi et ne comprenant rien à ce qui se passait, elle restait sans voix et sans larmes. Bacchis l’empoigna par les cheveux, la traîna sur le sol souillé, dans les fleurs et les flaques de vin, et cria :

« En croix ! en croix ! cherchez les clous ! cherchez le marteau !

—Oh ! dit Séso à sa voisine. Je n’ai jamais vu cela. Suivons-les. »

Tous suivirent en se pressant. Et Chrysis suivit elle aussi, qui seule connaissait le coupable, et seule était cause de tout.

Bacchis alla directement dans la chambre des esclaves, salle carrée, meublée de trois matelas où elles dormaient deux à deux à partir de la fin des nuits. Au fond s’élevait, comme une menace toujours présente, une croix en forme de T, qui jusqu’alors n’avait pas servi.

Au milieu du murmure confus des jeunes femmes et des hommes, quatre esclaves haussèrent la martyre au niveau des branches de la croix.

Encore pas un son n’était sorti de sa bouche, mais quand elle sentit contre son dos nu le froid de la poutre rugueuse, ses longs yeux s’écarquillèrent, et il lui prit un gémissement saccadé qui ne cessa plus jusqu’à la fin.

Elles la mirent à cheval sur un piquet de bois qui était fiché au milieu du tronc et qui servait à supporter le corps pour éviter le déchirement des mains.

Puis on lui ouvrit les bras.

Chrysis regardait, et se taisait. Que pouvait-elle dire ? Elle n’aurait pu disculper l’esclave qu’en accusant Démétrios, qui était hors de toute poursuite, et se serait cruellement vengé, pensait-elle. D’ailleurs, une esclave était une richesse, et l’ancienne rancune de Chrysis se plaisait à constater que son ennemie allait ainsi détruire de ses propres mains une valeur de trois mille drachmes aussi complètement que si elle eût jeté les pièces d’argent dans l’Eunoste. Et puis la vie d’un être servile valait-elle qu’on s’en occupât ?

Héliope tendit à Bacchis le premier clou avec le marteau, et le supplice commença.

L’ivresse, le dépit, la colère, toutes les passions à la fois, même cet instinct de cruauté qui séjourne au cœur de la femme, agitaient l’âme de Bacchis au moment où elle frappa, et elle poussa un cri presque aussi perçant que celui d’Aphrodisia quand, dans la paume ouverte, le clou se tordit.

Elle cloua la deuxième main. Elle cloua les pieds l’un sur l’autre. Puis, excitée par les sources de sang qui s’échappaient des trois blessures, elle cria :

« Ce n’est pas assez ! Tiens ! voleuse ! truie ! fille à matelots ! »

Elle enlevait l’une après l’autre les longues épingles de ses cheveux et les plantait avec violence dans la chair des seins, du ventre et des cuisses. Quand elle n’eut plus d’armes dans les mains, elle souffleta la malheureuse et lui cracha sur la peau. Quelque temps elle considéra l’œuvre de sa vengeance accomplie, puis elle rentra dans la grande salle avec tous les invités.

Phrasilas et Timon, seuls, ne la suivirent pas.

Après un instant de recueillement, Phrasilas toussa quelque peu, mit sa main droite dans sa main gauche, leva la tête, haussa les sourcils et s’approcha de la crucifiée que secouait sans interruption un tremblement épouvantable.

« Bien que je sois, lui dit-il, en maintes circonstances, opposé aux théories qui veulent se dire absolues, je ne saurais méconnaître que tu gagnerais, dans la conjoncture où tu te trouves surprise, à être familiarisée d’une façon plus sérieuse avec les maximes stoïciennes. Zénon, qui ne semble pas avoir eu en toutes choses un esprit exempt d’erreur, nous a laissé quelques sophismes sans grande portée générale, mais dont tu pourrais tirer profit dans le dessein particulier de calmer tes derniers moments. La douleur, disait-il, est un mot vide de sens, puisque notre volonté surpasse les imperfections de notre corps périssable. Il est vrai que Zénon mourut à quatre-vingt-dix-huit ans, sans avoir eu, disent les biographes, aucune maladie, même légère ; mais ce n’est pas une objection dont on puisse arguer contre lui, car du fait qu’il sut garder une santé inaltérable, nous ne pouvons conclure logiquement qu’il eût manqué de caractère s’il se fût trouvé malade. D’ailleurs ce serait un abus que d’astreindre les philosophes à pratiquer personnellement les règles de vie qu’ils proposent, et à cultiver sans répit les vertus qu’ils jugent supérieures. Bref, et pour ne pas développer outre mesure un discours qui risquerait de durer plus que toi-même, efforce-toi d’élever ton âme, autant qu’il est en elle, ma chère, au-dessus de tes souffrances physiques. Quelque tristes, quelque cruelles que tu les puisses ressentir, je te prie d’être persuadée que j’y prends une part véritable. Elles touchent à leur fin ; prends patience, oublie. Entre les diverses doctrines qui nous attribuent l’immortalité, voici l’heure où tu peux choisir celle qui endormira le mieux ton regret de disparaître. Si elles disent vrai, tu auras éclairé même les affres du passage. Si elles mentent, que t’importe ? tu ne sauras jamais que tu t’es trompée. »

Ayant parlé ainsi, Phrasilas rajusta le pli de son vêtement sur l’épaule et s’esquiva, d’un pas troublé. Timon resta seul dans la chambre avec l’agonisante en croix.

 

 

 

Et l’agora demeura vide, comme une plage après la marée.

Vide, non pas complètement : un homme et une femme restèrent, ceux-là seuls qui savaient le secret de la grande émotion publique, et qui, l’un par l’autre, l’avaient causée :

Chrysis et Démétrios.

Le jeune homme était assis sur un bloc de marbre près du port. La jeune femme était debout à l’autre extrémité de la place. Ils ne pouvaient se reconnaître ; mais ils se devinèrent mutuellement ; Chrysis courut sous le soleil, ivre d’orgueil et enfin de désir.

« Tu l’as fait ! s’écria-t-elle. Tu l’as donc fait !

—Oui, dit simplement le jeune homme. Tu es obéie. »

Elle se jeta sur ses genoux et l’embrassa dans une étreinte délirante.

« Je t’aime ! Je t’aime ! Jamais je n’ai senti ce que je sens. Dieux ! Je sais donc ce que c’est que d’être amoureuse ! Tu le vois, mon aimé, je te donne plus, moi, que je ne t’avais promis avant-hier. Moi qui n’ai jamais désiré personne, je ne pouvais pas penser que je changerais si vite. Je ne t’avais vendu que mon corps sur le lit, maintenant je te donne tout ce que j’ai de bon, tout ce que j’ai de pur, de sincère et de passionné, toute mon âme qui est vierge, Démétrios, songes-y ! Viens avec moi, quittons cette ville pour un temps, allons dans un lieu caché, où il n’y ait que toi et moi. Nous aurons là des jours comme il n’y en eut pas avant nous sur la terre. Jamais un amant n’a fait ce que tu viens de faire pour moi. Jamais une femme n’a aimé comme j’aime ; ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible ! Je ne peux presque pas parler, tellement j’ai la gorge étouffée. Tu vois, je pleure. Je sais aussi, maintenant, ce que c’est que pleurer : c’est être trop heureuse... Mais tu ne réponds pas ! Tu ne dis rien ! Embrasse-moi... »

Démétrios allongea la jambe droite afin d’abaisser son genou qui se fatiguait un peu. Puis il fit lever la jeune femme, se leva lui-même, secoua son vêtement pour aérer les plis, et dit doucement :

« Non... Adieu. »

Et il s’en alla d’un pas tranquille.

Chrysis, au comble de la stupeur, restait la bouche ouverte et la main pendante.

« Quoi ?... quoi ?... qu’est-ce que tu dis ?

—Je te dis : adieu, articula-t-il sans élever la voix.

—Mais... mais ce n’est donc pas toi qui...

—Si. Je te l’avais promis.

—Alors... Je ne comprends plus.

—Ma chère, que tu comprennes ou non, c’est assez indifférent. Je laisse ce petit mystère à tes méditations. Si ce que tu m’as dit est vrai, elles menacent d’être prolongées. Voilà qui vient à point pour les occuper. Adieu.

—Démétrios ! Qu’est-ce que j’entends ?... D’où t’est venu ce ton-là ? Est-ce bien toi qui parles ? Explique-moi ! Je t’en conjure ! Qu’est-il arrivé entre nous ? C’est à se briser la tête contre les murailles...

—Faut-il répéter cent fois les mêmes choses ! Oui, j’ai pris le miroir ; oui, j’ai tué la prêtresse Touni pour avoir le peigne antique ; oui, j’ai enlevé du col de la déesse le grand collier de perles à sept rangs. Je devais te remettre les trois cadeaux en échange d’un seul sacrifice de ta part. C’était l’estimer, n’est-il pas vrai ? Or, j’ai cessé de lui attribuer cette valeur considérable et je ne te demande plus rien. Agis de même à ton tour et quittons-nous. J’admire que tu ne comprennes point une situation dont la simplicité est si éclatante.

—Mais garde-les, tes cadeaux ! Est-ce que j’y pense ! Est-ce que je te les demande, tes cadeaux ? Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? C’est toi que je veux, toi seul...

—Oui, je le sais. Mais encore une fois, je ne veux plus, de mon côté ; et comme, pour qu’il y ait rendez-vous, il est indispensable d’obtenir à la fois le consentement des deux amants, notre union risque fort de ne pas se réaliser si je persiste dans ma manière de voir. C’est ce que j’essaye de te faire entendre avec toute la clarté de parole dont je suis susceptible. Je vois qu’elle est insuffisante ; mais comme il ne m’appartient pas de la rendre plus parfaite, je te prie de vouloir bien accepter de bonne grâce le fait accompli, sans pénétrer ce qu’il a pour toi d’obscur, puisque tu n’admets pas qu’il soit vraisemblable. Je désirerais vivement clore cet entretien qui ne peut avoir aucun résultat et qui m’entraînerait peut-être à des phrases désobligeantes.

—On t’a parlé de moi !

—Non.

—Oh ! Je le devine ! On t’a parlé de moi, ne dis pas non ! On t’a dit du mal de moi ! J’ai des ennemies terribles, Démétrios ! Il ne faut pas les écouter. Je te jure par les dieux, elles mentent !

—Je ne les connais pas.

—Crois-moi ! crois-moi, Bien-Aimé ! Quel intérêt aurais-je à te tromper, puisque je n’attends rien de toi que toi-même ? Tu es le premier à qui je parle ainsi... »

Démétrios la regarda dans les yeux.

« Il est trop tard, dit-il. Je t’ai eue.

—Tu délires... Quand cela ? Où ? Comment ?

—Je dis vrai. Je t’ai eue malgré toi. Ce que j’attendais de tes complaisances, tu me l’as donné à ton insu. Le pays où tu voulais aller, tu m’y as mené en songe, cette nuit, et tu étais belle... ah ! que tu étais belle, Chrysis ! Je suis revenu de ce pays-là. Aucune volonté humaine ne me forcera plus à le revoir. On n’a jamais le bonheur deux fois avec le même événement. Je ne suis pas insensé au point de gâter un souvenir heureux. Je te dois celui-ci, diras-tu ? mais comme je n’ai aimé que ton ombre, tu me dispenseras, chère tête, de remercier ta réalité. »

Chrysis se prit les tempes dans les mains.

« C’est abominable ! C’est abominable ! Et il ose le dire ! Et il s’en contente !

– Tu précises bien vite. Je t’ai dit que j’avais rêvé ; es-tu sûre que je fusse endormi ? Je t’ai dit que j’avais été heureux : est-ce que le bonheur, pour toi, consiste exclusivement dans ce grossier frisson physique que tu provoques si bien, m’as-tu dit, mais que tu n’as pas le pouvoir de diversifier, puisqu’il est sensiblement le même auprès de toutes les femmes qui se donnent ?

 

 

J’ai lu Aphrodite très tôt, ainsi que les autres ouvrages de Pierre Louÿs. Je l’ai relu souvent. Dans l’adolescence, évidemment, les scènes érotiques avaient un attrait non négligeable. Je l’ai relu pour sa langue unique, pour ses descriptions, pour sa puissance d’évocation, pour ses correspondances. La mort de Chrysis, par exemple, est exactement celle de Socrate. La crucifixion de l’esclave nous rappelle l’horreur de ce supplice. La décadence et la cruauté de l’époque ne sont pas estompées. Mais il y a l’hédonisme du sculpteur, le bonheur de vivre tout simple de la courtisane, et le roman se clôt sur la statue de Chrysis, sans doute un chef-d’œuvre, et la douce amitié des petites musiciennes.

Notons que le phare de l’île de Pharos, que l’on croyait mythique, est bien décrit par Pierre Louÿs, tel que les archéologues l’on retrouvé un siècle plus tard effondré dans l’eau.

En 2016, Gérard Manset proposa un album-concept à partir d’Aphrodite, avec des extraits lus, des musiques, des poèmes, des illustrations. Mais l’objet, trop déroutant, trop funèbre, ne parvint pas à convaincre.

Aphrodite est dans le domaine public, facile à trouver et à télécharger. Un petit effort pour une grande récompense de lecture, inoubliable.