La Peau d’un nègre

 

Il m’a fallu plus de six mois pour réagir, pour écrire ces phrases. Un homme avait été tué, un autre avait été jugé. Il m’a fallu six mois pour laisser décanter la colère, l’indignation. Le mort ne reviendra pas, l’assassin a payé sa peine... Mais la justice ?...

Elle s’est prononcée à Bobigny, aux assises en deux journées. Ce type de justice, on n’en parle jamais. Il y avait un seul témoin, en dehors des résultats de l’enquête, qui avait pris deux journées, elle aussi. J’étais le seul témoin. Mon confort moral serait meilleur aujourd’hui s’ils ne m’avaient pas convoqué, s’ils avaient mené leur petite affaire sans moi. Mais alors je ne serais pas en train d’écrire ces lignes. Peut-être faudrait-il envisager, messieurs les magistrats, de supprimer les témoins et le public pour certains cas.

Le mort est resté anonyme, on n’a jamais pu établir son identité, ni la raison de ses actes. Il s’agissait presque d’un mort symbolique, un pauvre noir, symboliquement abattu par un blanc, français, détenteur d’un passeport diplomatique. Ce blanc ne le connaissait pas, personne ne le connaissait d’ailleurs dans le quartier. Un pauvre type, un Zaïrois sans doute… Pour un Congolais, dire « un Zaïrois », c’est tout dire…

J’habitais à l’époque dans une rue de Bacongo, tout contre le fleuve. L’enclos d’à-côté était une « résidence des Français », c’est-à-dire un endroit gardé avec une dizaine de maisons à l’intérieur pour du personnel d’ambassade. Nous n’avions guère de contact avec ces expatriés, qui entraient et sortaient en général sans dire bonjour. Cela n’avait pas d’importance, ils se renouvelaient avant qu’on ait le temps de le regretter. Et ils vivaient de toute façon entre eux.

Cette nuit-là, le 4 avril 2005, nous avions été réveillés après minuit par un vacarme étrange : quelqu’un jetait des gravats de ciment (la maison d’en face était en reconstruction) sur le toit et sur le portail. Dans la nuit très calme, on entendait des imprécations assez confuses, en français, et l’agresseur semblait dans un état de grand énervement. Il se montrait aussi d’une belle ardeur, car il jetait les morceaux de ciments sans discontinuer, du côté de notre maison et du côté de la Résidence. Heureusement, le ciment de construction à Brazzaville est friable, et les morceaux éclataient sur le mur comme des boules de neige. Il risquait toutefois de briser des lames de fenêtres. J’ai regardé dehors par les claustras, en faisant attention, et j’ai vu le garçon, vingt ou vingt-cinq ans, en caleçon, éclairé par le lampadaire, jetant des débris dans tous les sens. J’ai débloqué le portillon et j’ai attendu le moment où il venait de jeter un morceau pour surgir dehors et pour courir vers lui. Il a été très surpris, puis il a détalé vers une zone plus sombre de la rue. J’étais en caleçon moi-aussi, mains nues, et je n’étais sans doute pas menaçant. Mon chien qui était sorti sur mes talons avait dû l’effrayer plus que je ne l’avais fait. Ma femme était sortie elle-aussi, les gardiens d’à-côté se montrèrent ensuite. Le garçon semblait avoir fui, d’autres personnes sortirent, personne ne comprenait son geste. L’incident était clos, nous rentrâmes nous coucher. Nous ne dormions pas encore quand, vingt minutes plus tard, les jets de projectiles recommencèrent. Cette fois-ci, je cherchai un manche à balai ou un bout de bois pour me montrer plus offensif. Avant même d’avoir eu le temps de sortir, deux coups de feu avaient claqué. Tout était fini, ou presque : l’agresseur agonisait de l’autre côté de la rue. L’Intendant de la Résidence de l’Ambassadeur de France était sorti avec un pistolet et lui avait tiré dessus une première balle, puis, semble-t-il, une seconde balle alors qu’il était à terre. Puis il était rentré chez lui sans attendre.

Des personnes commençaient à apparaître, dont les gardiens, le chef du quartier, des voisins. Le garçon agonisait par terre, il n’était pas encore mort, mais ce n’était plus qu’une affaire de minutes.

Voilà. La police arriva plus tard, embarrassée. L’Intendant fut mit dans le premier avion le lendemain. Il avait dit en arrivant à l’ambassade : « J’en ai dégommé un ». Deux mois plus tard, deux enquêteurs français arrivèrent et interrogèrent diverses personnes. Comme aucun proche n’avait porté plainte, le présumé assassin n’avait pas été incarcéré en France. L’ambassade avait payé l’enterrement.

J’eus la surprise d’être convoqué par le tribunal de Bobigny trois ans plus tard. Le tribunal me payait même le déplacement. Ça tombait bien, j’avais des bricoles à régler en France.

À la première audience, le 2 avril 2008, il n’y avait que les magistrats, quelques jurés convoqués et ces chômeurs qui, « jurés professionnels », rôdent dans les prétoires pour êtres choisis (et payés) quand les jurés requis ne viennent pas. Il paraît que ça arrive souvent. La moitié semblait être de ces noirs intellectuels de nationalité française (par le mariage) qui sont un jour arrivés clandestinement. Ils attrapaient là un petit pécule. Je savais que les associations françaises anti-racistes avaient été prévenues par une amie, mais elles n’étaient pas présentes. L’affaire fut établie, avec une vision biaisée qui me surprit : le quartier était devenu peu sûr, la période troublée, les Français sur place soi-disant contraints à posséder des armes (ce qui est interdit), etc. Le prévenu aurait été menacé. Il y avait une circonstance atténuante, il avait bu.

La dame procureur chercha à me faire dire que l’agresseur était dangereux. Je ne pus dire que la vérité, et tenter de rétablir les faits et le contexte. Le présumé coupable aurait tiré depuis le portail, au hasard, dans le noir ? Ah ? Mon témoignage gênait, il n’était pas dans la ligne qui était déjà convenue… On m’escamota au bout de quelques questions. Ma présence n’était pas requise le lendemain. Les choses étaient rondement menées, un seul jour aurait même sans doute suffi…

Je profitais de ce temps pour vaquer à quelques occupations à Paris, et je repris l’avion le lundi matin.

J’ai tenté de poursuivre mon enquête dans le quartier, en vain. Je vois chaque jour, encore aujourd’hui à Brazzaville, des dizaines de garçons comme lui, des jeunes qui vienne d’« en face », depuis l’autre l’autre côté du fleuve, pour venir travailler à Brazzaville. J’en vois tous les jours passer dans ma rue en proposant de la petite cordonnerie, ou le soin des ongles, ou qui vendent des arachides, de l’eau en sachet… Un bruit avait couru que le jeune assassiné avait fait un travail pour lequel il n’avait pas été payé… un autre bruit disait que des camarades lui avait fait manger du chanvre, et qu’il avait l’esprit un peu dérangé. Je pensais à l’aîné de la famille d’à-côté, dans une autre maison, que l’on attachait dans la journée à un arbre parce qu’il avait beaucoup tué pendant la guerre, et qu’il en était resté dérangé… Un jour, il s’était détaché et il était allé faire des bêtises dans un autre quartier, il était mort… Sans doute meurt-on un peu facilement en Afrique, mais ce n’est pas une excuse.

Je me demandais comment la justice française allait traiter ce cas aussi simple, aussi exemplaire... Avant de reprendre l’avion le lundi, je téléphonai au greffe depuis l’aéroport pour avoir le verdict : 60 mois dont 52 avec sursis. Avec bonne conduite, il allait sortir en septembre. Ça ne valait pas la peine de se priver.

Je suis français, blanc. Cette fois-là, je n’étais pas fier de notre justice.

Bernard Sallé