projet de couverture

 

Dans le bush et dans une ferme isolée, deux petites anglaises orphelines sont élevées par une femme boer bigote et méchante. Lyndall, la plus gracieuse, défend et protège sa cousine Em, qui héritera de la ferme. Elles ont pour ami Waldo, le fils de l’intendant allemand. Les trois enfants grandissent sans amour et la sottise de la tante Boer est bientôt complétée par l’arrivée d’un personnage retors et vicieux, Bonaparte Blenkins. La première partie tourne donc autour des drames de l’enfance, Waldo étant le plus martyrisé. Dans la deuxième partie, Waldo est un jeune adulte et les cousines de grandes adolescentes, des femmes déjà selon les critères de l’époque. Un autre personnage apparaît, un jeune fermier, Gregory Rose, dont les passions vont bousculer le petit univers de la ferme. Lyndall, qui avait fui pour passer quelques années dans une institution, revient, puis disparaît à nouveau. Gregory Rose, qui courtisait Em, part à sa recherche.

 

 

Une ferme dans le Karoo vers 1870

Olive Schreiner nait en 1855 dans une colonie anglaise aux fortes diversités raciales, avec un antagonisme Boers-Anglais qui ira croissant, et qui aboutira à la guerre des Boers de 1899 à 1902, à la suite de la découverte d’or et de diamants dans le Transvaal et le Witwatersrand. L’esclavage n’existait plus, mais les Cafres (Noirs) et les « Métis » (Hottentots, Bushmen, Indiens, mulâtres…) ne bénéficiaient d’aucun droit.

Les Boers se distinguaient par un protestantisme obtus, une religion étouffante partagée par les Hollandais, les colons allemands et même d’anciens Français chassés à l’époque par la révocation de l’Édit de Nantes. Les Anglais, anglicans, étaient plus modérés sur le chapitre de la religion.

Tous ces Européens appréciaient le climat tempéré de la côte, qui devenait cependant plus aride dans l’hinterland, en raison également de l’altitude qui ne fait que monter. Le Karoo (Province du Cap) est à plus de 800 mètres, Orange à 1 000 mètres et le Transvaal (dont Johannesburg) à 1 800 mètres.

La petite ferme que décrit Olive Schreiner est tout à fait représentative des conditions de l’époque, et on y retrouve les brassages habituels de la Province du Cap, avec son groupe de Noirs indistincts­ qui étaient sans doute des descendants d’esclaves , sa demi-douzaine d’Hottentots du Cap et ses cinq ou six Blancs d’origines variées. Dernière trace des Bushmen : les peintures rupestres sur la butte derrière la ferme, qui ne sont pas une invention littéraire, il en existe de très intéressantes dans toute la région. Les derniers Bushman, persécutés, étaient alors réfugiés plus au nord, dans ce qui deviendra la Namibie et le Botswana.

Avant toute considération littéraire, The Story of a African Farm est déjà un remarquable témoignage historique sur une époque, et des cultures qui s’étaient principalement caractérisées par une pesante oppression religieuse, qui valait celles des communautés les plus intégristes du « nouveau monde » américain. Olive Schreiner faisait découvrir ce monde étrange à ses lecteurs victoriens, mais ses descriptions sont tout aussi intéressantes pour nous, lecteurs du XXIe siècle. À l’heure où une certaine catégorie de romans s'adonne à la reconstitution historique, cette puissante remontée d’une époque particulière dans la Province du Cap ne peut que frapper par son authenticité.

À sa sortie en 1883, The Story of a African Farm fut salué comme une œuvre de génie par des gens comme Gladstone, Havelock Ellis, Bernard Shaw ou Oscar Wilde. Mais était-ce un roman victorien, une histoire semi-biographique, un roman d’initiation ? Ou philosophique ? Ou féministe ? Les commentaires souligneront la richesse, sinon la complexité, d’une œuvre atypique.

Mais n’effrayons pas le nouveau lecteur, la nouvelle lectrice, qui peut se demander dans quoi il pourrait s’embarquer. The Story est avant tout une bonne histoire, originale, avec des personnages attachants – ou effrayants –, une construction singulière, une progression insinuante. Il faut aborder The Story of a African Farm avec simplicité, être enfant avec Lyndall, Em et Waldo dans leur jeune âge, puis accompagner les interrogations de Waldo, les révoltes de Lyndall, les affres de Gregory. Au premier abord, The Story est une histoire sentimentale de malheurs d’enfance, de sentiments amoureux croisés et d’interrogations personnelles, qu’Olive Schreiner nous fait vivre de l’intérieur. Ne boudons pas notre plaisir, d’autant que le ton détaché, quelquefois sarcastique, les scènes cocasses, semblent nous dire : « ce n’est qu’un roman ». Sans doute, mais quel roman !

 

EXTRAIT

 

Le matin suivant, Waldo, démarrant avant le petit déjeuner avec un sac de farine jeté sur son épaule pour nourrir les autruches, entendit un pas léger derrière lui.

« Attends-moi. Je viens avec toi », dit Lyndall, qui ajouta en le rejoignant : « Si je ne m’étais pas mis à ta recherche hier, tu ne serais même pas encore venu me souhaiter la bienvenue. Est-ce que c’est que tu ne m’aimes plus, Waldo ? »

« Si, mais… c’est que tu as changé. »

C’était la vieille manière de parler, hésitante et maladroite.

« Tu préfères les tabliers ? » demanda-t-elle vivement. Elle portait une robe toute simple en coton, mais d’une ligne élégante, et sur la tête un large chapeau blanc. Aux yeux de Waldo, elle était superbement habillée. Elle s’en rendit compte. « Mes vêtements ont changé un peu », dit-elle, « et moi aussi. Mais pas pour toi. Déplace ce sac sur ton autre épaule, que je puisse voir ton visage. Tu parles si peu que si on ne te regarde pas, tu es un message chiffré. » Waldo bougea le sac et ils marchèrent côte-à-côte. « Tu as fait des progrès », dit-elle. « Figure-toi que j’ai quelquefois eu envie de te voir pendant que j’étais là-bas. Pas souvent, mais quelquefois tout de même. »

Ils arrivaient à la porte du premier camp. Waldo déversa de la nourriture et ils continuèrent, foulant la rosée matinale.

« Est-ce que tu as appris toutes sortes de choses ? » demanda-t-il simplement, car il se souvenait qu’elle avait dit un jour : « Quand je reviendrai, je saurais toutes les choses qu’un humain peut apprendre. »

Elle rit.

« Tu penses à mes vieilles vantardises ? Oui. J’ai appris des choses, bien que pas exactement celles auxquelles je pensais, et vraiment pas assez. Dans la première école, j’ai appris que l’un de mes ancêtres devait avoir été un grand idiot. Car ils disaient que rien ne revient dans une personne si l’un de ses aïeux ne l’avait pas su avant lui. Dans le deuxième endroit, j’ai découvert que de tous les lieux maudits existants sous le soleil, où l’âme assoiffée de savoir a bien peu de chance de picorer quelques graines de connaissance, une école pour filles est l’une des pires. On les appelle Finishing Schools, et le nom dit bien ce qu’elles sont. Elles donnent fin à toute chose en dehors de l’imbécilité et de la faiblesse, et c’est tout ce qu’elles cultivent. Ce sont de merveilleux petits milieux adaptés à ma question expérimentale : “jusqu’à quel espace minuscule une âme humaine peut-elle être réduite ?” J’ai vu certaines âmes si comprimées qu’elles pouvaient être placées dans un dé à coudre, et qui trouvaient encore le moyen de bouger là-dedans, avec de la marge. Une femme qui a été pendant des années dans l’un de ces établissements transporte toute sa vie la marque infamante sur elle, bien qu’elle puisse s’épanouir un peu ensuite, quand elle respire dans le monde libre.

« Étais-tu malheureuse ? », demanda-t-il, la regardant avec une soudaine anxiété.

« Moi ? Non. Je ne suis jamais malheureuse, et jamais heureuse. J’aurais préféré l’être. Mais je me serais enfuie de l’endroit dès le quatrième jour, et je me serais engagée dans la première ferme d’une femme Boer pour faire le feu sous son pot de soupe, si j’avais eu à vivre comme le faisait le reste du troupeau. Peux-tu te faire une idée, Waldo, de ce à quoi ça ressemble, d’être muselée avec des vieilles bonnes femmes caquetantes, qui n’ont aucune notion de la vie, sans amour de la beauté, sans force, et tout ceci dans le but de voir ton âme enseignée par elles ? C’était une suffocation déjà de respirer l’air qu’elles respiraient. Mais je les ai obligées à me donner une chambre à part. Je les ai menacées de partir, et elles savaient que j’étais venue là de mon propre gré. Alors elles m’ont donné une chambre sans la compagnie de l’une de ces choses qui ont leurs cerveaux en lente dissolution et en réduction. Je n’ai pas appris la musique, parce que je n’ai pas de talent là-dedans. Et quand le troupeau faisait des coussins, et brodait des fleurs hideuses à faire rire les roses, et réalisait un tabouret en six semaines alors qu’une machine en aurait fait un plus solide en cinq minutes, j’allais dans ma chambre. Avec l’argent économisé de ce type de travaux, j’achetais des livres et des journaux, et à la nuit je m’asseyais à ma table. Je lisais, et me retrouvais dans ce que je lisais. Je pris le temps d’écrire quelques pièces de théâtre, et je découvris qu’il était difficile de faire en sorte que tes pensées se transforment en autre chose que des stupidités, quand tu veux les peindre avec de l’encre sur du papier. Pendant les vacances, j’apprenais encore plus. Je me fis des relations, je vis quelques endroits et beaucoup de gens, et découvris différentes manières de vivre, ce qui est plus que ce que les livres peuvent te montrer. Dans l’ensemble, je ne suis pas déçue de mes quatre années. Je n’ai pas appris ce que j’en attendais. Mais j’ai appris autre chose. Et toi qu’as-tu fait ? »

« Rien. »

« Ce n’est pas possible. Mais je saurai bien petit à petit. »

Ils continuaient à cheminer côte à côte parmi les broussailles humides. Puis tout à coup elle se tourna vers lui.

« As-tu jamais souhaité être une femme, Waldo ? »

« Non », répondit-il avec franchise.

Elle rit.

« Je pense bien. D’abord tu as du bon sens, gros comme le monde. Je n’ai jamais rencontré un homme qui le souhaitait. Voilà une bague assez jolie », dit-elle, montrant sa petite main, pour que le soleil du matin fasse étinceler les diamants. « Valeur ? Au moins cinquante livres. Je la donnerai au premier homme qui me dirait qu’il voudrait être une femme. Il doit sans doute y en avoir un à Robin Island pour la gagner, mais ici, je ne crois pas. C’est magnifique d’être une femme. Mais chaque homme remercie le Seigneur de ne pas en être une. »

Elle tira son chapeau sur le côté pour se protéger les yeux du soleil tandis qu’elle marchait. Waldo la regarda si intensément qu’il trébucha dans les broussailles. Oui, c’était bien sa petite Lyndall qui portait les tabliers à carreaux. Il le voyait bien maintenant, et il marcha plus près d’elle. Ils atteignirent le nouveau camp.

 

 

Histoire d'une ferme africaine méritait d'être proposé dans une traduction fidèle et fluide. Pour rappel, le roman n'a rien à voir avec Une ferme africaine de Karen Blixen, paru en 1937, et qui se passe au Kenya.