Grands Ciseaux
GRANDS CISEAUX
Texte complet
Julie et Sophie sont méconnaissables : enveloppées de grands draps, dont un pan leur recouvre la tête, elles ont d’inquiétantes allures de spectres. Elles sont armées l’une et l’autre de grands ciseaux, avec lesquels elles tailladent dans un écheveau horriblement compliqué de ficelles, qui déborde largement d’une caisse en carton.
JULIE – Le vieux avec le chien, là, crac !
SOPHIE – Une bagnole de touristes anglais : le père, la mère, les deux gosses avec des taches de rousseur et les dents en avant... zou ! Raté un virage !
JULIE – Un mec qui tombe d’un échafaudage !
SOPHIE – Un Portugais? Un Arabe ?
JULIE – Attends que je regarde... (elle scrute au loin) Non, c’était le contremaître. L’a eu un étourdissement. L’avait un peu trop picolé à déjeuner.
SOPHIE – Tiens : les Russes qui mitraillent un village afghan.
JULIE – Attends, je vais t’aider. (elle sectionne avec Julie un gros paquet de ficelles)
SOPHIE – et voilà la riposte ! (elles s’acharnent encore toutes les deux, puis soufflent un brin, avant de reprendre)
JULIE – 92 ans, çui-là, dans son lit.
SOPHIE – Tiens, le bébé, là, manque de bol ! mort-né.
JULIE – Naufrage près de Terre-Neuve : huit morts, deux disparus.
SOPHIE – Deux disparus ?
JULIE – Z’ont aucune chance, ils sont en train de barboter dans l`eau glacée à vingt kilomètres de l’endroit où on les cherche.
SOPHIE – À moi. Tremblement de terre en Chine : Dix morts.
JULIE – En Chine, les tremblements de terre, ça fait plus de morts.
SOPHIE – C’était une petite secousse.
JULIE – Hold-up sanglant, deux morts. Et, attend, voilà la police ! Fusillade générale. Deux voleurs restent sur le carreau. Et une passante qui passait par là.
SOPHIE – Un vieillard, à l’hospice.
JULIE – Accident de voiture. Cinq morts.
SOPHIE – Attentat à Belfast ! trois victimes innocentes.
JULIE – Deux syndicalistes qui succombant à la torture en Malaisie.
SOPHIE – Et un bébé-phoque !
JULIE – Ça ne compte pas.
SOPHIE – Bon, alors, heu... La moitié d’une famille morte de faim au Sahel.
JULIE – Inondation au Pakistan : deux mille morts.
SOPHIE – Hou là là !... (Bertrand avait passé la tête, depuis une minute, et écoutait, un peu interloqué)
BERTRAND – Dites-donc, les filles...
SOPHIE – Ah, te voilà.
JULIE – Salut Bertrand !
BERTRAND – Si ça vous tente, j’ai acheté des brioches pour le goûter. Mais... à quoi vous jouez ? Qu’est-ce que c’est que ce déguisement ?
SOPHIE – Ce n’est pas un déguisement. Nous sommes les Parques. Nous présidons à la destinée de tous les mortels.
JULIE – On les zigouille, quoi.
BERTRAND – Écoutez, ça ne me regarde pas, mais vous vous trompez complétement. Vous choisissez, et en choisissant, vous éliminez complétement la part de hasard. Ça vous donne de la mort un point de vue déterministe.
JULIE – Pardon ?
SOPHIE – Quoi ?
BERTRAND – D’abord, les Parques avaient les yeux bandées et tranchaient au hasard.
SOPHIE – Ah oui ? Tu parles si c’est pratique ! (elle essaie de se boucher les yeux et de couper au hasard. Julie est obligée de l’aider en tenant la ficelle, que Sophie coupe avec difficulté)
JULIE – Aïe aïe aïe... (scrutant le public) C’est une petite fille... fauchée par un camion... les deux jambes broyées, rien à faire. Toute sa lucidité. Une mort très lente. Horrible.
SOPHIE, se dégageant les yeux – Ça ne me plaît pas, comme méthode. Je préfère encore choisir.
BERTRAND – Ça pose tout de même des problèmes. Tu choisis, mais au nom de quels critères ? Même sans le vouloir, tu seras enclin à une certaine partialité ! Tiens ! La plupart des religions ne préfèrent même pas se prononcer là-dessus, alors tu vois... C’est trop délicat. Déjà, au niveau du libre-arbitre...
JULIE – Hou la là !
SOPHIE – Au secours ! (Comme on a pu le constater, Bertrand fait un peu dans l’intellectualisme. Il fait aussi dans la résignation et, devant la réaction des filles, il finit par hausser les épaules et s’en aller)
BERTRAND – Bon, moi je vais goûter. Il y a des brioches, je vous le rappelle. (il sort, très digne)
SOPHIE – Il a vraiment le chic, celui-là, pour gâcher un jeu rigolo... (elle rejette le drap)
JULIE, brandissant les ciseaux – Qu’est-ce qu’on fait ? On le tue ?
SOPHIE, réfléchissant – On le tue, mais après.
JULIE – Après ? Après quoi ?
SOPHIE – Ben après le goûter, tiens !...
FIN
Les sketches de Bernard Sallé, publiés dans les magazines des éditions de Fleurus, puis à la Librairie Théâtrale, sont disponibles pour les troupes amateurs ou professionnelles.
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