La tempête
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Le Duc de Milan Prospéro, féru de sciences occultes, a été renversé quelques seize ans auparavant par son frère, qui l’a fait jeter avec sa fille Miranda sur l’océan dans un mauvais bateau. Mais les proscrits sont arrivés sur une île qui n’était peuplée que par le monstre Caliban, rejeton d’une magicienne. Parmi les esprits de l’île, Prospéro a libéré Ariel, qui est devenu son serviteur magique.
Ce jour-là, passent à portée de l’île des bateaux qui transportent les ennemis de Prospéro, son frère Antonio et le Roi de Naples. Prospéro fait soulever une tempête par Ariel, et fait débarquer ici et là les rescapés. Les ivrognes Stéphano et Trinculo rencontrent Caliban, qui les pousse à tuer Prospéro pour devenir les maîtres de l’île. Ferdinand, le fils du Roi, est mené par magie près de Prospéro et de Miranda, et les jeunes gens tombent amoureux l’un de l’autre. Le Roi de Naples et sa suite errent, mais Antonio pousse Sébastien à tuer le Roi pour revenir à Naples en héritier du trône.
Agissant ici et là, Ariel joue avec les naufragés, déjouant les complots. Prospéro, par ailleurs, met à l’épreuve Ferdinand et Miranda, pour contrarier leur amour.
Enfin, Prospéro fait rassembler les errants devant lui, il pardonne à ses ennemis, fait consacrer l’union des jeunes amoureux et punit les ivrognes et Caliban. Enfin, aspirant à une retraite et une vieillesse paisible, il renonce à son art magique et libère Ariel.
La Tempête est considérée comme la pièce-testament de William Shakespeare, et il apparaît en effet qu’il n’avait plus l’intention d’en écrire une autre. Pour cette dernière pièce, le poète retrouve la structure de ses grandes comédies, une situation conflictuelle, des injustices, des trahisons, des personnages comiques hauts en couleur, et une héroïne féminine remarquable. Il n’y a d’ailleurs plus qu’un seul personnage féminin, et Miranda mérite bien son nom, l’admirable, avec sa jeunesse, sa fraîche naïveté et son amour immédiat et sincère.
La composition de La Tempête est épurée, linéaire, avec presqu’une unité de temps. L’écriture est d’une fluidité gracieuse, dépouillée, très agréable à traduire. Cette dernière pièce est un accomplissement.
On a dit volontiers que Shakespeare se projetait dans Prospéro, le magicien qui anime les esprits, et qui à la fin renonce à son art et casse sa baguette (sa plume). Sans doute, mais partiellement seulement, parce que le sombre caractère de Prospéro n’est pas celui du jovial Shakespeare. L'élaboration de Prospéro, personnage central, reste une composition originale. Les bouffons Trinculo et Stephano sont également fort bien troussés, et il est étonnant que, après tant de pièces, Shakespeare ait encore assez de ressources pour écrire de nouvelles scènes comiques pleines de fantaisie. L’autre composition étonnante est celle de Caliban, qui est une sorte de réponse à cette idée du « bon sauvage » qui se répandait. Caliban est fondamentalement mauvais, sa repentance finale n’est pas sincère et il restera seul quand l’île sera finalement désertée. Et enfin, il y a le merveilleux personnage androgyne d’Ariel, transposition plus aérienne du lutin Puck du Songe d’une nuit d’été. Le personnage d’Ariel, qui attend sa libération, est diversement interprété, jusqu’à un personnage d’opprimé. Peter Brook l’avait fait jouer en 1990 par le grand noir Kouyaté, qui réclamait sa liberté. Il y aurait pourtant une autre interprétation, s’il fallait en trouver une : Ariel serait l’esprit créateur, le talent de Shakespeare, mis à rude contribution depuis 22 ans, et qui aspire enfin au repos.
Ferdinand – Certains jeux sont fatigants, mais la fatigue fait partie du plaisir qu’on y prend. Il y a aussi des sortes d’humiliations qu’on peut accepter avec noblesse. Et certaines taches misérables peuvent avoir de grands objectifs... Et là, le travail avilissant que l’on m’impose me serait insupportable et odieux si la maîtresse que je sers ne transformait pas tout cela, changeant mes travaux en plaisirs. Oh, elle est dix fois plus douce que son père n’est sévère. Et il est la sévérité même. Je dois transporter ces morceaux de bois, des centaines, et les mettre en tas, c’est ce qu’il a exigé. Ma douce maîtresse pleure en me voyant travailler, et dit que jamais une tache aussi rude n’a été imposée à un homme de ma condition... Allons, continuons. Mais ces douces pensées me consolent de mon travail, et me le rendent plus léger.
Entre Miranda, et Prospero à distance.
Miranda – Hélas, je vous en supplie, ne travaillez pas si dur !… Je voudrais que la foudre ait consumé tout ce bois coupé, ce bois que vous devez mettre en tas. De grâce, déposez cette branche, et reposez-vous. Quand elle brûlera, cette bûche pleurera de vous avoir causé de la fatigue. Mon père est plongé dans ses études, je vous en prie, prenez un peu de repos, il est occupé pour au moins trois heures.
Ferdinand – Oh, ma maîtresse chérie, le soleil sera couché avant que je ne puisse terminer la tâche qu’il me reste à faire.
Miranda – Si vous voulez bien vous asseoir, je porterai ces branches pendant ce temps-là. Je vous en prie, donnez-moi celle-là, je vais la mettre sur le tas.
Ferdinand – Non, précieuse créature, je préférerais me rompre les nerfs et me briser les reins, plutôt que de vous voir subir ce déshonneur tandis que je resterais assis à me reposer.
Miranda – Oh, mais cette besogne me conviendrait aussi bien qu’à vous, et je la ferai plus facilement. Car mon cœur y mettrait de la bonne volonté, alors que le vôtre y répugne.
Prospero – Pauvre petit oiseau, tu as mangé le poison, cette discussion en est la preuve…
Miranda – Vous semblez fatigué.
Ferdinand – Non, ma noble maîtresse. Cette soirée m’est une joyeuse matinée, quand vous êtes près de moi. Je dois vous demander une chose, mais c’est pour la mettre dans mes prières, je vous en prie, dites-moi votre nom.
Miranda – Miranda. Oh, mon père, en le disant, je viens de désobéir à vos ordres…
Ferdinand – Admirable Miranda ! Digne de la plus grande admiration !... Plus précieuse que ce qu’il y a de plus précieux au monde ! J’ai regardé de nombreuses femmes d’un bon œil, et plus d’une fois l’harmonie d’une voix a captivé mon oreille trop complaisante. Pour de nombreuses vertus, j’ai admiré différentes femmes, mais jamais sans que quelque défaut ne vienne s’opposer aux plus nobles qualités, ce qui détruisait tout à mes yeux. Mais vous, oh vous, si parfaite, si incomparable, vous êtes composée de ce qu’il y a de meilleur dans toutes les femmes !...
Miranda – Je ne connais personne de mon sexe, je n’ai le souvenir d’aucun visage de femme, je ne connais que le mien quand je le vois dans mon miroir. Je n’en connais guère plus pour ce qui concerne les hommes, en dehors de vous, mon doux ami, et de mon cher père. Comment sont les physionomies en-dehors de ces rivages ? Je n’en sais rien. Mais, sur ma pudeur, qui est le bien le plus précieux de ma dot, je ne souhaite du monde entier pas d’autre compagnon que vous. Mon imagination ne peut pas envisager une autre personne, plus digne que vous d’être aimée. Mais je parle, un peu follement peut-être, et j’en oublie les ordres de mon père.
Ferdinand – Par ma condition, Miranda, je suis prince, et je crois même être roi, je voudrais bien qu’il n’en soit pas ainsi. Je n’ai pas plus de disposition à être l’esclave de ce tas de bois que je ne souffrirais de me faire piquer la lèvre par une mouche à viande... Mais écoutez parler mon âme : au premier instant où je vous ai vue, mon cœur a volé à votre service. Cela a suffi pour m’enchaîner, et c’est pour l’amour de vous que je suis devenu un patient bûcheron.
Miranda – Est-ce que vous m’aimez ?
Ferdinand – Oh Ciel ! Oh, Terre !... Soyez les témoins de ce que je vais dire, et si je parle sincèrement, couronnez mon aveu d’une conclusion favorable. Si mes paroles sont vaines, transformez en malheur le meilleur de ce qui peut m’arriver. Oui, plus que tout au monde, je vous aime, je vous estime, je vous honore.
Miranda – Folle que je suis, de pleurer de ce qui fait ma joie !
Prospero – Belle rencontre, de deux affections parmi les plus rares… Que les Cieux bénissent les sentiments qui sont en train de naître entre eux.
Ferdinand – Pourquoi pleurez-vous ?
Miranda – À cause de la faiblesse de mes mérites, parce que je n’ose offrir ce que je désire donner, et parce que j’ose encore moins prendre ce que je meure de désirer… Mais voilà bien des sottises, parce que, plus mon amour cherche à se cacher, plus il se montre et grandit. Allons, laissons là ces faux-semblants, je dois m’appuyer sur ma franche et sainte innocence : je suis votre femme, si vous voulez m’épouser. Sinon, je resterai fille, mon cœur lié à vous, jusqu’à mon trépas. Si vous ne voulez pas de moi pour compagne, je resterai votre servante, que vous le vouliez ou non.
Ferdinand – Vous serez mon épouse, chère bien-aimée, et moi votre humble chevalier.
Miranda – Vous serez mon mari, alors ?
Ferdinand – Oui, avec un cœur aussi ardent que celui de l’esclave qui aspire à la liberté. Voilà ma main.
Miranda – Et voilà la mienne, avec mon cœur dedans. Et maintenant je dois vous quitter, mais pas plus d’une demi-heure.
Ferdinand – Et ensuite plus jamais !…
Ils sortent.
Prospero – Comment éprouver une aussi grande joie que celle qu’ils ressentent, eux pour qui tout est encore surprise ?… Mais rien ne peut mieux me combler. Je retourne à mon livre, car avant l’heure du souper, il me faut encore réaliser bien des choses.