Roméo et Juliette
A Vérone, les familles capulet et Montaigu sont en guerre pour de vieilles raisons. Roméo soupire pour la belle Rosaline. Afin de le distraire, ses amis Benvolio et Mercutio l'emmène au bal chez les Capulets. Roméo tombe immédiatement amoureux de Juliette Capulet, un amour intense et partagé. Le Frère Laurent, mis dans la confidence, voit l'occasion de réconcilier les familles et les marie en secret. Mais Tybalt, cousin de Juliette, tue Mercutio, et Roméo tue Tybalt. La comédie tourne alors au drame.
On croit tous bien connaître Roméo et Juliette, mais la pièce réserve toujours des surprises. D’abord parce que, dans les représentations ou les films, des scènes sont escamotées, pour une question de durée. Et le texte, vu au plus près, offre des nuances qui montrent le travail d'analyse psychologique que Shakespeare avait fait. Il n’est pas étonnant qu’il ait retravaillé à plusieurs reprises son texte, et il était sans doute conscient de la stature de chef-d’œuvre de sa composition. Le thème avait été traité, mais il y apportera une invention, une spontanéité, une jeunesse qui, aujourd’hui encore, restent inégalées.
De nombreux passages sont poétiques, avec un langage fleuri qui n’est pas toujours facile à traduire sans tomber dans la mièvrerie, si l’on s’en tient au mot-à-mot. Il fallait trouver les meilleures équivalences, pour ne pas trahir Shakespeare, qui n’a jamais été mièvre.
Juliette – Ah, hélas…
Roméo – Elle parle. Oh, parle encore, ange radieux !... Car dans cette nuit, tu es aussi resplendissante au-dessus de moi qu’un messager du ciel dont la silhouette ailée stupéfie les mortels, lesquels renversent la tête pour te voir, et qui fend les paresseux nuages en voguant dans le firmament…
Juliette – Ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et refuse ton nom ! Ou, si tu ne le veux pas, jure simplement de m’aimer, et je ne serai plus une Capulet.
Roméo – Dois-je l’écouter encore ou dois-je lui répondre ?
Juliette – Ton nom seul est mon ennemi. Tu es toi-même, tu n’es pas un Montaigu. Qu’est-ce qu’un Montaigu ? Ce n’est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni aucune des autres parties qui composent un homme… Oh ! aie un autre nom ! Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose sentirait aussi bon sous un autre nom. Et donc Roméo, si on ne l’appelait plus Roméo, conserverait les chères perfections qu’il possède… Roméo, abandonne ton nom et, en échange de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière !
Roméo – Je te prends au mot !... Appelle-moi seulement « amour » et je serai à nouveau baptisé !... Désormais je ne suis plus Roméo !
Juliette – Eh ? Qui es-tu, toi l’homme qui profite de la nuit pour surprendre mon secret ?
Roméo – Pour le nom, je ne sais pas comment te dire qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m’est odieux, puisqu’il est ton ennemi. Si c’était un écrit, je déchirerai le mot !
Juliette – Mon oreille n’a pas encore reçu une centaine de mots prononcés par cette bouche, et pourtant je reconnais cette voix. N’es-tu pas Roméo, et un Montaigu ?
Roméo – Ni l’un ni l’autre, ma chère sainte, si tu détestes l’un et l’autre !
Juliette – Comment es-tu arrivé ici, dis-moi ? et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. Et l’endroit est dangereux pour toi, si n’importe lequel de mes parents te trouve ici.
Roméo – Les ailes légères de l’amour m’ont fait survoler ces murs ! Des limites de pierre ne sauraient repousser l’amour, et ce que l’amour peut faire, l’amour ose le tenter !... Et donc tes parents ne comptent pas pour moi.
Juliette – S’ils te voient, ils te tueront.
Roméo – Hélas ! il y a plus de danger pour moi dans ton regard que dans vingt de leurs épées ! Que ton regard soit doux, et je suis à l’épreuve de toute leurs attaques.
Juliette – Je ne voudrais pour rien au monde qu’on te trouve ici.
Roméo – J’ai le manteau de la nuit pour me dissimuler à leurs regards. Et si tu ne m’aimes pas, qu’ils me trouvent !... Je préfère que ma vie se termine dans la violence de leurs coups, plutôt qu’elle dépérisse privée de ton amour.
Juliette – Qui t’a indiqué cet endroit ?
Roméo – L’amour, qui d’abord m’a incité à le rechercher. Il m’a prêté ses conseils et je lui ai prêté mes yeux. Je ne suis pas un pilote, mais même si tu te trouvais sur une plage déserte au-delà de la plus grande mer, je prendrais le bon cap pour te retrouver !...
Juliette – Il est heureux que l’aile de la nuit soit sur mon visage, car sinon tu verrais sur mes joues un rouge de pudeur juvénile, à cause de ce que tu m’as entendu dire tout à l’heure... Ah ! Je voudrais bien rester dans les convenances. Je voudrais, je voudrais bien rejeter ce que j’ai dit... mais au diable les bonnes manières ! Est-ce que tu m’aimes ?... Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur parole. Mais, si tu le jures, tu pourrais trahir ton serment : on dit que Jupiter se rit des parjures des amants. Oh ! gentil Roméo, si tu m’aimes, dis-le-moi de tout ton cœur. Et si tu trouves que je suis conquise trop facilement, je vais froncer les sourcils, je serai vilaine et je te dirai non. Et alors tu me feras la cour, et je ne cèderai pour rien au monde sans cela ! Mais en vérité, beau Montaigu, je t’aime trop, et tu pourrais me croire bien légère. Mais crois-moi, cher monsieur, je me montrerai plus fidèle que celles qui ont plus de talent pour la modestie. J’aurai pu me montrer modeste, c’est vrai, et même réservée, mais tu as surpris, à mon insu, l’aveu sincère de mon amour. Pardonne-moi donc, mais ne prends pas cette confidence que tu as surprise dans la nuit pour de l’amour volage !
Roméo – Madame, je jure, par cette lune bénie qui brode d’argent le haut de ces arbres…
Juliette – Oh ! ne jure pas par la lune, cette lune inconstante qui change son disque chaque mois, de peur que ton amour varie à son exemple !
Roméo – Par quoi dois-je jurer ?
Juliette – Ne jure pas du tout. Ou, si tu le veux, jure par ta gracieuse personne, qui est l’objet de mon adoration, et je te croirai.
Roméo – Si le cher amour de mon cœur…
Juliette – Non, ne fais aucun serment. Et bien que tu fasses ma joie, notre entrevue de cette nuit ne me comble pas. Elle est trop brusque, trop soudaine, trop imprévue... Elle est comme l’éclair qui a cessé d’être avant que quelqu’un ait dit : « un éclair ! » Mon doux ami, bonne nuit ! Ce bouton d’amour, bercé par les brises de l’été, pourra devenir une belle fleur à notre prochaine rencontre… Bonne nuit, bonne nuit ! Puisse le doux repos et le calme délicieux qui est en moi toucher également ton cœur !
Roméo – Oh, me laisseras-tu sur une telle insatisfaction ?
Juliette – Quelle satisfaction peux-tu avoir cette nuit ?
Roméo – Ton serment d’amour en échange du mien.
Juliette – Je t’ai donné mon amour avant même que tu ne l’aies demandé. Et pourtant je voudrais avoir à le donner encore !
Roméo – Voudrais-tu le retirer ? Et pour quelle raison, mon amour ?
Juliette – Pour être généreuse et te le donner encore. Bien que ce que je désire, je le possède déjà. Ma générosité est aussi vaste que la mer, et mon amour aussi profond : plus je te donne, plus il me reste, car l’une et l’autre sont infinis.
Voix de la Nourrice – Juliette ?
Juliette – J’entends du bruit dans la maison. Cher amour, adieu ! J’arrive, bonne Nourrice !… Aimable Montaigu, sois fidèle. Attends, reste encore un peu, je reviens.
Elle se retire de la fenêtre.
Roméo – Ô, nuit ! Ô, nuit merveilleuse ! J’ai peur, comme nous sommes au creux de la nuit, que tout ceci ne soit qu’un rêve, trop aimable et délicieux pour être réel…
Juliette réapparaît.
Juliette – Trois mots encore, cher Roméo, et bonne nuit, cette fois ! Si l’élan de ton amour est honorable, si ton but est le mariage, fais-moi passer un mot demain, par la personne que je trouverai le moyen de t’envoyer, pour me dire en quel lieu et à quel moment tu veux accomplir la cérémonie, et alors je déposerai à tes pieds toutes mes destinées, et je te suivrai, mon cher seigneur, jusqu’au bout du monde !
Voix de la Nourrice – Madame ?
Juliette – Mais j’arrive, Nourrice !... Cependant, si tes intentions ne sont pas honnêtes, je te supplie…
Voix de la Nourrice – Madame !
Juliette – Tout de suite, j’arrive ! …de cesser de me poursuivre et de me laisser à mon désespoir. J’enverrai demain.
Roméo – Mon cœur va exploser.
Juliette – Mille fois bonne nuit !
Elle quitte la fenêtre.