Comme il vous plaira
Rosaline est la fille d’un vieux Duc chassé par son frère, et qui s’est réfugié dans la forêt d’Arden. Le nouveau Duc supporte Rosaline parce qu’elle est la compagne de sa fille Célie, mais quand il en vient finalement à la bannir, les cousines fuient ensemble, Rosaline déguisée en garçon.
Auparavant, elles avaient rencontré Orlando, maltraité par son frère héritier du chevalier Roland des Bois. Lui aussi doit fuir, vers la forêt d’Arden.
Dans la forêt, le vieux Duc a créé, avec ses compagnons, une communauté sylvestre heureuse, qui accueille Orlando, tandis que Rosaline et Célie s’installent à proximité.
Rosaline, sous son apparence de garçon, croise Orlando, amoureux de la Rosaline rencontrée au duché, et affirme pouvoir le guérir de son amour. D’autres idylles se nouent dans le décor champêtre. En fin de compte, Rosaline organisera une cérémonie magique où tous les amants se retrouveront, le Duc reconnaitra sa fille et finira par recouvrer son duché.
L’épilogue, dit par Rosaline, est un joli plaidoyer féministe.
Le duc usurpateur de Comme il vous plaira annonce celui qui évincera Prospéro dans La Tempête. Quant à la forêt, elle est surtout un cadre idyllique pour des Amours à la Ovide, ou des poésies pastorales. Shakespeare se rapproche de ces modèles illustres, tout en restant lui-même. Rosaline n'est pas une fade bergère, et le personnage de Jacques, poète mélancolique, se retrouvera sous d'autres traits dans d'autres comédies. Comme il vous plaira est restée longtemps l'une des pièces les plus populaires de Shakespeare, par ses jeux amoureux, son intrigue simple, son insouciance, sa gaîté. De nombreuses scènes sont tout à fait remarquables.
Rosaline – Je vais l’interpeller comme une espèce de valet voyou, mon habit me le permet. (à Orlando) Eh ! Chasseur ! Vous m’entendez ?
Orlando – Je vous entends. Que voulez-vous ?
Rosaline – Que dit l’horloge, s’il vous plaît ?
Orlando – Vous devriez plutôt me demander à quelle heure du jour nous sommes. Il n’y a pas d’horloge dans la forêt.
Rosaline – Alors il n’y a pas de véritable amoureux dans cette forêt. Les soupirs qu’ils poussent régulièrement chaque minute, les longs gémissements chaque heure, marquent le pas laborieux du temps aussi bien qu’une horloge.
Orlando – Et pourquoi ne pas dire le pas léger du temps ? Cette expression est tout aussi convenable.
Rosaline – Pas du tout. Le temps prend différentes allures selon les personnes. Je peux vous dire avec qui le temps va l’amble, avec qui il trotte, avec qui il galope et avec qui il s’arrête.
Orlando – Vraiment ? Dites-moi avec qui est-ce qu’il trotte.
Rosaline – Il va le trot assis avec la jeune fille, depuis ses fiançailles jusqu’au jour de son mariage. Même si l’intervalle n’est que de sept jours, l’avancée du temps est si pénible qu’il semble durer sept ans.
Orlando – Avec qui est-ce qu’il va l’amble ?
Rosaline – Avec le prêtre ignorant du latin et avec le riche qui n’est pas encore malade. Le premier dort tranquillement, car il n’étudie pas. Le second vit joyeusement, tant qu’il n’a pas la goutte. L’un ignore le fardeau d’une science inutile. L’autre ne connait pas encore les douloureuses maladies qui viendront de ses excès. Voilà ceux avec qui le temps va l’amble.
Orlando – Et le galop ?
Rosaline – Le galop va avec le voleur qu’on emmène à la potence. Il a beau avancer tout doucement ses pieds, il se voit toujours arriver trop tôt.
Orlando – Et l’arrêt ? Avec qui le temps s’arrête-t-il ?
Rosaline – Avec les gens de loi entre deux séances, parce qu’ils dorment et ne voient pas le temps passer.
Orlando – Où habitez-vous, beau jeune homme ?
Rosaline – J’habite avec cette bergère, ma sœur, sur les abords de cette forêt, qui sont comme une frange sur un jupon.
Orlando – Êtes-vous originaire de cet endroit ?
Rosaline – Comme le lapin dans son terrier familial.
Orlando – Il y a quelque chose dans votre accent, un raffinement qui peut surprendre pour un endroit si retiré.
Rosaline – On me l’a souvent dit. J’ai appris à parler avec un vieil oncle dévot qui, dans sa jeunesse, était à la ville et s’y connaissait en galanterie, puisqu’il avait aimé. Je l’ai entendu lire bien des sermons contre l’amour et la passion, et je remercie le ciel de ne pas être une femme, car je ne voudrais pas être atteint de tous les vices et défauts que l’on attribue à ce sexe.
Orlando – Vous vous souvenez des principaux défauts qu’on imputait aux femmes ?
Rosaline – Il n’y en avait pas de principaux. Ils se ressemblaient tous, comme des pièces de deux liards. Chaque défaut lui paraissait monstrueux, jusqu’à ce qu’un autre défaut lui paraisse aussi monstrueux.
Orlando – Citez-moi, s’il vous plaît, certains de ces défauts.
Rosaline – Non, le traitement n’a d’intérêt que pour quelqu’un qui est atteint. Il y a un homme qui parcourt la forêt et qui gâte nos jeunes arbres, en gravant sa Rosaline sur leur écorce. Il suspend des odes aux aubépines, et des élégies aux ronces. Et toutes s’acharnent à déifier le nom de Rosaline. Si je pouvais rencontrer cet esprit dérangé, je lui donnerais quelques bons conseils, car il semble bien atteint de la fièvre d’amour.
Orlando – Je suis cet homme fiévreux. Quel est ce remède ?
Rosaline – Non, je ne vois pas en vous les symptômes décrits par mon oncle. Il m’a appris à reconnaître un homme attrapé par l’amour, et je suis sûr que vous n’êtes pas pris dans ce piège-là.
Orlando – Mais quels étaient ces symptômes ?
Rosaline – Une joue maigre, que vous n’avez pas. Un œil cerné et enfoncé, que vous n’avez pas. Une humeur taciturne, que vous n’avez pas. Une barbe négligée, que vous n’avez pas, mais cela, je vous le pardonne, car ce que vous avez de barbe ressemble au revenu d’un frère cadet. Ensuite vos bas devraient être sans jarretières, votre bonnet sans cordon, vos manches déboutonnées, vos souliers détachés. En un mot, tout sur vous devrait annoncer la négligence et la désolation. Vous n’êtes pas un pareil homme. Vous êtes plutôt soigné dans votre tenue, et je crois que vous vous aimez davantage vous-même que vous n’êtes amoureux d’une autre personne.
Orlando – Beau jeune homme, je voudrais pourtant te convaincre que je suis amoureux.
Rosaline – Me convaincre ? Il vous serait plus facile de persuader celle que vous aimez. Et elle, je vous l’assure, elle vous croira plus facilement qu’elle n’avouera qu’elle vous croit ! C’est là un point sur lequel les femmes donnent continuellement le démenti à leur conscience. Mais, sérieusement, vous êtes celui-là qui suspend aux arbres toute cette poésie qui fait un si grand éloge de Rosaline ?
Orlando – Je te le jure, jeune homme, par la blanche main de Rosaline, c’est moi, cet infortuné.
Rosaline – Mais êtes-vous aussi amoureux que le disent vos rimes ?
Orlando – Ni rime ni raison ne peuvent exprimer mon amour.
Rosaline – L’amour est une pure folie, et il mériterait, comme pour les fous, l’asile et le fouet. Sauf s’il devient si ordinaire que les fouetteurs eux-mêmes en sont atteints. Pourtant je m’engage à le guérir par consultation.